Un automne sur le Río de la Plata (Uruguay)
Sélection de
Un automne sur el Río de la Plata
(Récit de voyage en Uruguay écrit en 2016)
Nathalie MAN
Arrivée
A l’aéroport de Sao Paolo, je crois reconnaître le ciel épais et cotonneux. Au loin, une végétation subtropicale me rappelle l’Asie du Sud-Est.
Mais quel pays au juste ?
Je ne me souviens plus.
Je regarde les avions atterrir et décoller pendant des heures.
Lorsque je lève le regard, une publicité aussi large et grande que les fresques murales du mur de Berlin assemblées se tient devant moi, dans les hauteurs. Je me perds dans quelques vitrines et on me réconforte dans ma vision du Brésil : le Christ rédempteur, le football, des seins catapultent le triangle, une culotte se perd dans des fesses généreuses.
Il y a deux mois, je revisitais Lisbonne. Le portugais que j’entends ici est d’une musicalité à faire vaciller le corps.
« Vol pour Montevideo »
Deux heures de plus, et j’y suis.
Quatre ans sans voyager à l’autre bout du monde : j’en ai perdu l’habitude et l’aisance.
L’aéroport ultra moderne me donne l’impression d’arriver à Singapour six ans auparavant.
« Souriez à la caméra », « Mettez votre pouce ici » : c’est exactement comme à Singapour !
Tout le monde sourit, mais je suis fichée.
Jour 1
Après un plat de viande typique, le churrasco, je suis véritablement déposée comme un colis dans la rue piétonne de Montevideo et je parcours sous l’effet du jetlag, ma première rue sud-américaine. Tout de suite, je retrouve le « Louvre », magasin de bijoux dont le logo est Napoléon Bonaparte. Sur les murs, je découvre des écrits de toutes sortes : loyers abusifs, j’aime mon quartier, parti communiste, fédération Mandela, « vivir solo cuesta vida » (vivre ne coûte que la vie).
A la librairie Moebius, rue Pérez Castellano, je rencontre un jeune poète de mon âge, publié chez un éditeur mexicain. Sur les étals, j’ai vu les discours de Salvador Allende que je n’ai pas achetés et que je ne retrouverai plus le lendemain. Je retrouve tous les intellectuels français du moment, traduits en espagnol. Ils prennent toute la place.
Où sont les intellectuels uruguayens ?
Le poète-libraire me cite Deleuze à chaque phrase, et Badiou. Plus loin, je vois une boutique de graines de cannabis bio, et des sans domicile sur les bancs, devant les immeubles. Ils ont la peau brûlée par le soleil, fripée comme les vieilles femmes sur les plages françaises.
Maintenant que je les vois, je les vois partout, enroulés dans des couvertures qui se confondent avec le fond. J’en distingue un par les baskets blanches. Il semble n’avoir qu’une seule possession : 5L d’eau dans un bidon utilisé.
Tous ces immeubles différents des uns des autres, bourgeois, négligés, ou mal en point, auront un avenir. Pour qui ?
Il y a un air de Jakarta dans ce quartier qu’on nomme « Ciudad Vieja », celui des quartiers coloniaux, mal en point, où de l’autre côté du monde aussi, des palmiers viennent ponctuer les rues piétonnes. La lumière en fin de course de la rue Pérez Castellano me fait songer à mes flâneries sur l’île de Java, j’avais six ans de moins, la tête bien plus légère qu’aujourd’hui.
Le rythme y est aussi similaire, personne ne cours dans les rues. Lorsque je m’apprêterai à m’excuser pour quelques minutes de retard, on me dira « Tranquille ma chère, tu es en Uruguay… »
Le soir, je retrouve Pocitos, quartier aisé et résidentiel à l’Est de la ville, où je vais habiter pendant tout le séjour.
Je suis à deux doigts de m’écrouler. Il me semble vaguement que celui qui m’héberge a une réunion de copropriétaire, et que j’ai mis une cuillère à café de miel dans ma bouche. Le reste m’est introuvable, sinon la sensation d’une nuit bien complète.
Jour 2
J’ai le souvenir d’une vue exactement comme celle-ci en descendant par la rue vers le fleuve.
Une photographie de l’hébergeur ?
La « mer » m’apparaissait toujours dans une symétrie stricte entre deux immeubles, soit c’était la récompense « la mer ! », soit l’angoisse « la mer !la mer ! ».
Ouverture du champ des possibles ou limite d’un lieu de vie.
Pour moi, c’est la mer ! Celle que j’ai quittée, belle, il y a quelques jours, tout près de Bordeaux. J’arrive sur « la plage de Pocitos ». Le thermos se coince sous les aisselles gauches, tandis qu’à la main droite, le maté s’hydrate dans sa calebasse ; les chaises se déplient sur un sable clair, les chiens plongent seuls dans les vagues maigrelettes, les musiques américaines des années 80s donnent un côté décalé à la scène lorsque je découvre le petit haut-parleur dépassant de la poche d’un homme de cinquante ans en pantalon de ville et baskets, marchant vite sur le rivage, chantonnant le refrain « stronger again ».
Il est samedi matin.
Je m’arrête de marcher car la plage commence à se dégrader, des sacs plastiques, des détritus de toutes sortes sont ramassés par une équipe à gilet fluorescent. Au loin j’aperçois le musée océanographique, ancien « bordel » me dit-on à demi-mot.
En remontant la rue, le grillage entre deux maisons voisines de celle où je loge, m’interloque. J’ai soudainement envie de m’y accrocher, de le façonner. Il ondule étrangement. Je scrute alors l’intérieur : un jardin abandonné entre trois murs délabrés. J’entends de nouveau la phrase de l’hébergeur : « C’est un squat, tu vois. Enfin, vous avez pire à Paris, y’en a partout là-bas… » Je ne vois rien sinon un tapis enroulé comme un long cigare havanais. Rien ne bouge. Je me rapproche de la source. Vlam ! Le regard. Un homme me regarde sous un parapluie rose. De sa main, il protège son ami qui dort enroulé dans un tapis perse dont je ne distingue plus les couleurs. Je pars, honteuse.
Je dépasse un bâtiment arborant l’étoile de David et ses quatre policiers armés, des balançoires, des chiens derrière les portails raffinés des maisons du quartier de Pocitos, et me revoici devant mon immeuble.
J’ai fait tomber la clef près de l’arbre. Je découvre un hibiscus magnifique. Tous les arbres de la rue sont accompagnés d’hibiscus colorés. Un argentin m’avait parlé du Jacarandá à la terrasse d’un café parisien alors que l’orage grondait à quatre heures de l’après-midi, deux jours avant de partir. « C’est un arbre dont les fleurs sortent avant les feuilles ! » m’avait-il dit tout excité, « c’est le signe que le printemps est arrivé ! » ajoutait-il. Je les vois maintenant, toutes ses fleurs, dans les tonalités violettes aux reflets bleus, en forme de trompette. Mais le Jacarandá m’impressionne peut-être moins que d’autres que je verrai plus tard comme le Ceibo « aux fleurs rouges ayant la forme, la consistance, et le charnu de belles lèvres sensuelles » (J. Supervielle dans Uruguay), pris en flagrant délit dans une allée à Santa Lucía alors que nous cherchions du poisson. C’est là que je vis le chien le plus maigre que j’ai pu voir dans ma vie. Les os traversaient sa peau, lui laissant des blessures moribondes. Je lui ai donné la seule chose que j’avais à ma portée : mon premier alfajor (biscuit avec du dulce de leche à l’intérieur)
En route pour San José de Mayo
Sur la route, des chiens cognés contre des voitures, morts sur le coup, ou suite à une agonie que je ne veux pas imaginer, sont mis de côtés.
A la campagne, le chien travaille.
Attachés à deux grosses chaînes distinctes, deux chiens se font face sans jamais se toucher. Ils ont été mis en location par leur propriétaire pour garder le bétail d’un autre propriétaire. La caroncule lacrymale de l’œil de l’un des chiens est ouverte, laissant l’œil à nu, et infecté. Une chatte passe près du chien, ils se reniflent et se réconfortent. Puis elle s’en va. L’autre chien oublie systématiquement la chaîne qui le retient. Il s’enroule, se blesse, et gémit.
Plus loin dans les champs : des vaches et leurs petits veaux, une harde de chevaux dont l’un a la patte purulente, une truie avec ses dix porcelets roulant sur son ventre, accrochés à ses mamelles. Encore plus loin, un immense troupeau de moutons.
Nous logeons dans un « quincho » (une chaumière dont le toit est recouvert de ciment tout le long du faît), et le courant ne passe plus. Il est à peine sept heures du soir, nous dînons à la lueur de deux bougies. Ce sont des autrichiens, me dit l’hébergeur, qui sont propriétaires des champs et de la maison. Ils ne viennent plus depuis quelques années. La famille qui a une maison plus loin, est chargée de garder le lieu. Le gardien me dira plus tard que son contrat ne dure que cinq ans, et qu’il espère être renouvelé. C’est lui qui a monté cette éolienne de pompage sur le puits car « depuis qu’ils plantent du soja tout autour, il n’y a plus d’eau potable dans les étangs, et il faut bien que toutes ces bêtes boivent… »
La lumière est revenue juste avant le sommeil. Toujours inquiète de m’endormir dans de grandes maisons au milieu de nulle part, moi qui ai l’habitude des voisinages denses, je dors cette fois-ci comme un enfant, quittant abruptement la lecture d’un carnet de voyage d’un photographe connu évoquant « la solitude du voyageur ».
Retour à Montevideo
Nous passons par Los Humedales de Santa- Lucía. La rivière Santa Lucía y laisse sa trace tant les herbes hautes sont courbées contre le vent. Je distingue depuis la longue passerelle en bois un dépotoir de bouteilles en plastique. Au loin, je remarque une petite maison encastrée dans la structure d’un pont fascinant d’acier et de ciment où transitent les véhicules. Elle sera chargée d’ouvrir la voie aux paquebots moyennant un système de rotation d’une section de la route et donc, du pont.
Nous sommes venus chercher du poisson mais les pêcheurs ont tout déchargé, tout a été vendu. Un homme jette indifféremment sur le bord de la route les poissons maigres mais vivants qu’il pêche et qu’il ne mangera pas. J’ai soudainement envie de les prendre entre mes mains et les remettre dans l’eau. Je dois suivre le conducteur. Nous rentrons à Montevideo.
Depuis le siège arrière de la voiture, je lis les murs pendant tout le trajet.
« GIRA A LA IZQUIERDA » (tourne à gauche ! au sens politique cela s’entend)
« SUPERMERCADOS PRECIOS ABUSIVOS SALARIOS MISERABLES HAMBRE » (supermarché prix abusifs salaires de misère faim).
« NO SEREMOS MAESTROS AL SERVICIO DEL PRIVILEGIO, SEREMOS MAESTROS AL SERVICIO DEL PUEBLO » (Nous ne serons pas maîtres au service du privilège mais maîtres au service du peuple)
« MÁS FRENTE AMPLIO[1], MÁS CREDITO PARA LA VIVIENDA » (Plus de Frente Amplio, davantage de crédit pour les habitations)
Nous longeons la raffinerie uruguayenne qui donne sur la baie : nous nous rapprochons du centre de la ville.
Le ciel a viré au gris, j’ai la chair de poule.
Je me retrouve face aux grilles de l’immeuble, deux tours de clés pour chaque porte ; au bout de la troisième porte, je suis arrivée. L’appartement est strié de lumière, des barrières en bois à la structure métallique collent aux vitres. Loin de me rassurer, cette opacité me donne envie de tout ouvrir. Je ne trouve pas la clef des serrures ni des cadenas autour des serrures.
Jour 3
La route reprend, toute droite, toute lisse, jusqu’à Punta del Este, station balnéaire de luxe où chaque tour semble plus haute que la précédente ; les yachts s’apparentent à des paquebots pour un trajet Montevideo- Buenos Aires de cent personnes.
« Non ! Ce yacht appartient à une famille. C’est pour la famille et les amis, six chambres, deux salles de réceptions… » me répond l’artisan chargé de vernir les meubles qu’il a sortis sur le quai.
La tour Trump est en construction, immense. Plus tard, dans le ferry qui m’amènera à Buenos Aires depuis Colonia, la publicité présentera la tour Trump comme la « plus magnifique » des expériences d’une « Trump lifestyle » (mode de vie Trump), tout sera « superluxe ». Quelques maisons épargnées de l’ultra urbanisme de Punta del Este rappellent d’autres étés, réservés depuis toujours toutefois, me dira-t-on, aux classes hautes.
C’est la première fois depuis mon arrivée qu’on me demande d’où je viens et qu’une liste exhaustive de lieux leur vient en tête : « Tu devrais voir ça ! Et ça aussi ! » Je profite de l’enthousiasme des ces deux auto-stoppeurs pour recharger mes batteries. On les dépose dans un coin de la route, d’où ils pourront bifurquer pour Piriápolis, balnéaire où se trouvent plusieurs créations architecturales de Francisco Piria. La seule chose que j’aurai la chance de voir de son influence, c’est un château en briques sur la Rambla, depuis un taxi, avec la déesse Niké s’avançant sur la route dans les hauteurs. Le « château Pittamiglio » construit par l’architecte Humberto Pittamiglio détonne sur la Rambla, véritable excentricité d’initié laissé dans l’ombre des deux grands édifices qui l’encadrent. Je me projette subitement dans ce carrefour stratégique du premier étage du Louvre où se trouvent la Victoire de Samothrace, et tout à droite, je monte trois par trois les marches de l’escalier Daru qui mènent aux Salles Percier et Fontaine, vers les peintures italiennes, vers cette fameuse Joconde. Pourtant, Montevideo n’a pas un air de Paris.
Jour 4
Incendie dans l’avenue 18 juillet. Apparemment, il n’y a aucun mort. C’est la première chose que je demande. Les bus ne passent plus par l’avenue. Nous retrouvons l’avenue par laquelle ils passent mais un bus ne s’arrête pas à l’arrêt. Une femme proteste et prend le numéro de matricule d’un bus qui ne s’arrête pas. « Je vais le dénoncer ! » dit-elle. J’entends ce mot très souvent, dans les services de la mairie, lorsqu’un matériel ultra cher est acquis et que l’usage est trouble par exemple, dans la rue, dans les commerces… La femme m’explique qu’il faut tout faire pour que les services publics soient de qualité dans ce pays.
« Tu es espagnole ? J’ai vécu longtemps en Galicie » me confie-t-elle souriante.
Cela résulterait trop compliqué d’expliquer ma véritable identité, alors, sans convictions, j’acquiesce. L’accent espagnol résonne à chacune de mes phrases, dire maintenant que je suis Française troublerait. A chaque fois que je l’ai fait dans ce pays, j’ai l’intime sentiment, qu’on ne m’a pas cru. Il n’y a qu’à se souvenir du regard incrédule douanier à Montevideo, lors de mon arrivée. « Francesa ? Bueno… Bienvenida. » « Gracias ! » je réponds avec le « s » prononcé « z » comme tous les espagnols du Nord et l’intonation bien marquée de la Cantabrie, pendant qu’il se demande si je ne lui fais pas une farce…
Donc, je serai pour l’heure de Santander (d’où provient ma mère), variation légère de la réalité.
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Si on m’avait demandé de tenir une longue conversation en français à ce stade là du voyage, j’en aurais été difficilement capable.
Je viens d’entendre l’interrupteur à bascule qui a enclenché le mode « castillan» [2] de ma pensée. Click ! Je retrouve la sensation de l’enfance, tous mes étés jusqu’à mes douze ans, deux mois à parler espagnol, impossible de me souvenir du vocabulaire français ! Je m’adapte parfaitement à l’imaginaire du lieu. Mes rêves, mon rythme, l’intégralité de ma pensée, sont entièrement en langue espagnole. L’enfance est au bout du couloir, sur ma gauche. Vamos al mar ! disent les Cantabriques. Non, ce n’est pas l’Océan, comme dans les Landes, c’est la Mer. Vamos al mar ! disent les Montevidéens. Non, ce n’est pas el Río de la Plata, c’est la Mer !
Chaque fois que je regarde mes souliers sur ces dalles quadrillées en béton, j’ai l’impression qu’ils vont s’arrêter tout contre un chirringuito[3] près des jardines de Piquío[4] où je vais demander avec ma voix d’enfant des chicles[5] « Boomer », des pipas ou encore des chaskis[6] que je vais manger à l’ombre mince des tamarix et des palmiers…
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Jour 5
Le bout du monde c’est de ça dont tout le monde me parle. « C’est là où tu vas ! Il n’y a rien, pas d’électricité, sauf les rares auberges qui ont des générateurs solaires. La nuit est merveilleuse, tu verras tout, tout, puisqu’il n’y a pas de lumières ! »
C’était sans compter la présence de planctons lumineux recouvrant la mer d’une dentelle parfaitement blanche, mais aussi le sable, s’éclairant en une traînée de lumière irrégulière au fur et à mesure que je fais des cercles avec mon doigt. Mais, il faut le dire, cette lumière-là, est pure magie.
Toutefois, pour arriver à Cabo Polonio, il m’a fallu faire cinq heures de bus jusqu’à la station « Cabo Polonio » où des camions aux roues gigantesques sont venus nous chercher. « Monte tout en haut du camion ! » m’avait-on dit à Montevideo. Je vois une petite échelle qui monte sur le toit du camion où sont dressés des sièges avec des apparats de sécurité dignes des attractions de fête foraines. J’y suis, caméra en main. Je crois reconnaître ce paysage : du sable, des pins, et quelques étangs. S’il n’y avait pas quelques cactus sur ce paysage familier, j’aurais crié « Les Landes ! ».
Des parents tiennent leur petit enfant dans leur bras, qui crie à chaque secousse. « C’est l’aventure ! » lui disent-ils. Nous arrivons à l’Océan et nous découvrons les premières maisons sur le sable. Une par-ci, une par-là… Elles semblent abandonnées jusqu’au mois de janvier où les vacanciers viendront profiter de l’été au calme. Un chien s’est mis à nous poursuivre et veut mordre les pneus du camion. Tout à coup, je ne le vois plus, j’ai le cœur serré, mais le voilà au loin maintenant qui aboie, courant au galop dans notre direction, puis à bout de souffle, saute dans la mer. Je capture avec l’appareil photographique un goéland en plein vol sur un sable mouillé. Le phare ! Voici le petit hameau sur la pointe dont on m’a tant parlé.
A peine sommes-nous arrivés que tout le monde se précipite à la première auberge en face du camion. Je perds tous mes compagnons de route. Tant pis ! Je ne tiens aucunement à me ruer sur la première auberge. Je vais bien trouver un endroit plus tranquille, plus près de l’Océan…Sur le sentier que j’ai emprunté au hasard je rencontre un petit gars de Montevideo avec son thermos sous le bras, et sa calebasse dans la main qui me demande si je vais aussi al Hostal del Cabo ? Je réponds au tac au tac : « Oui ! »
L’auberge est orange, hamacs avec vue sur la mer, et la chambre où nous logerons, à la base pour six personnes, ne logera que nous trois : l’uruguayen, un espagnol, et moi-même. L’uruguayen me fait tout visiter. La plage Sud, la plage Nord, le phare qui est en réparation (Oh non ! Je ne pourrai pas voir la vue depuis là-haut !), les quelques épiceries où la banane est à un euro l’unité. Et puis, près du phare, une odeur forte, de sel, d’iode, d’algues, d’animal, me submerge.
Les loups de mer !
Les voilà tous face au soleil, prenant la posture d’une sirène mélancolique et satisfaite. Marcelo, un saisonnier uruguayen, me dira plus tard que seuls les mâles alpha sont avec les femelles sur l’île d’en face. Ici, c’est les perdants ou ceux qui sont encore trop jeunes pour la compétition. Dommage, il n’y aura pas « d’action » de ce côté-là.
L’espagnol nous rejoins sur la plage Sud où nous attendons le coucher de soleil, mais puisqu’il ne vient pas encore (il est six heures du soir), nous rentrons à l’auberge.
Le peintre-surfeur de Montevideo m’avait conseillé les « langostinos Paaaah[7] ! » d’un restaurant du Cabo, et je m’y rends. Je suis la première cliente, la carte est assez chère, j’hésite. Mais je le revois ce peintre, avec les yeux écarquillés et le sourire sincère d’un souvenir délicieux. Il faut que je les goûte. Je m’assieds et j’attends le début du service. Je suis dans la véranda, tout près de l’Océan. A peine puis-je me ravir d’une vague qui s’échoue contre le sable, que Carla Bruni est dans les haut-parleurs. Non ! Pas elle ! « Y’a quelqu’un qui m’a dit que ton mari s’est fait épinglé… y’a quelqu’un qui m’a dit… »
Je m’invente une nouvelle version pour tenir le coup.
Un couple arrive. Français ? Eh non ! Suisses. Ce couple fraîchement formé dans le voilier du jeune homme me demande ce que je fais là. « Je suis venue pour un projet de livre avec un photographe, mais bon, le photographe a laissé tomber, je suis poète. » « Ah bon ? » sceptiques, ils ne disent rien. Je leur montre quelques poèmes, des photographies de mes poèmes de rues… Ils lisent en silence, les vagues passent, Carla Bruni aussi. « Dis-donc c’est pas mal du tout ! Je m’étais dis poète c’est ce qu’on va voir ! Mais j’aime beaucoup tes poèmes. Je peux en garder un ou deux ? » « Et moi ? » demande la jeune femme qui l’accompagne.
« Bien sûr ! » réponds-je.
L’entrée arrive.
Langostinos Paaaah !
Une dizaine de gambas grillées enroulée de fines couches de bacon, et une sauce au bacon (crème fraîche, tomates séchés, ail) à tomber par terre. Nous mangeons heureux. Je leur demande comment ils se sont rencontrés. « La bourse aux équipiers, tu connais ? C’est des annonces pour chercher des équipiers confirmés ou non lorsqu’un type part en voilier comme moi au bout du monde pour une ou plusieurs années. »
Je le note dans mon carnet. Le prochain voyage sera en bateau me dis-je.
Leur plat arrive tandis qu’arrive mon dessert. Je ne peux m’empêcher de regarder la tranche de rôti de porc bien grasse avec sa purée de patate douce dans l’assiette de mon voisin. Il me fait goûter. Bonheur ! Ce restaurant est vraiment délicieux. J’attaque la coupe de fraises à la crème fouettée maison et au sucre de canne. C’est exactement, molécule par molécule, le goût de la crème fouettée de ma grand-mère. Je n’en crois pas mes papilles, j’en reste paralysée entre l’envie de tout manger goulûment, ou au contraire, résister, patienter, faire patienter la crème pour remonter le temps jusqu’à la saison des fraises d’un été espagnol des années 90…
Je fais traîner le temps. J’ai demandé quelques feuilles de brouillons aux serveuses. Et j’écris ces quelques lignes : « Je retrouve ici un air de Palawan[8], el Nido, années 2000. Toujours la quête d’un bout du monde comme si cela permettait de se ressourcer. Je n’en suis pas sûre. La clé c’est de se reposer avec le chaos autour. J’adore vraiment « le monde », « les gens » avec ce que cela implique de stimulations via l’échange. La quête du bout du monde ne m’attire plus, moi je veux de la bonne compagnie, calle, vida. »
De retour à l’auberge, je retrouve Marcelo avec qui nous voyons défiler à toute allure mais distinctement une dizaine d’étoiles filantes. Nous parlons de politique, et il me dit : « J’ai la solution la plus radicale. Que l’homme soit rasé de la planète et tout s’en portera au mieux. » En effet, la proposition est radicale…
Le soir, nous nous couchons tous les trois dans la chambre comme de bons petits soldats, je laisse ouverte la fenêtre au niveau de mon visage pour entendre la mer.
Jour 6
J’ai décidé de partir. Je retrouve une ambiance de backpackers qui ne m’enthousiasme guère. Est-ce la futilité des conversations ? Le mythe, l’artifice, la fuite qui me dérangent ? Et ce couple d’anglais avec leurs sac-à-dos recouvert d’un filet métallique dont les serrures sont fermées avec de multiples cadenas dont ils porteront les clefs sur une corde autour du cou ?
Quoiqu’il en soit, je pars à la Paloma chez un musicien qui m’accueillera avec sa famille ce soir. Je n’aurai pas été au Cerro de la Buena Vista, « indispensable pour tout visiteur qui dit avoir été à Cabo Polonio : là-bas, tu touches du doigt l’énergie mystique ». L’uruguayen est parti tôt ce matin pour se rendre tout en haut de cette dune « mystique », j’espère pouvoir lui dire au-revoir à son retour. L’espagnol me demande si je ne voudrais pas vivre deux mois de « romance », comme une « parenthèse » dans ma vie, ma relation, pour revenir après dans la « vraie vie » comme si de rien n’était. « Non, merci » dis-je.
Je pars me baigner à la plage Nord. Il est temps de ressentir l’été sur mon corps de ce côté du monde pendant que chez moi on se prépare pour l’hiver. Je remarque que je suis la seule sans haut de maillot sur la plage. En rentrant à l’auberge, je me couche sur un hamac. Un jeune homme s’approche pour me parler mais en voyant mes seins à l’air, se cache les yeux et dit « Oh pardon ! pardon ! »
Le bout du monde « hippie » ce n’est pas ici ou ce n’est plus maintenant.
Une jeune allemande me dit que j’ai de la chance. « Un voyage pour un projet d’écriture ! Ta vie est un rêve. » Si on omet les deux ans que je viens de passer chez ma mère au RSA après trois ans d’emplois précaires à Paris, peut-être que dans ce cas, alors, c’est un rêve (mais que je paie très cher).
Retour dans le camion-diversion. Une chouette nous poursuit ! Avait-elle son nid près de la route où nous sommes passés ? Elle a le regard perçant, nous roulons tranquillement, je me fais toute petite.
[1] Mouvement politique au pouvoir, fondé en 1971, regroupe le parti Démocrate Chrétien, le Parti Communiste et le Mouvement Révolutionnaire Oriental. Rejoint par les Tupamaros.
[2] En Espagne on parle le castillan (qu’on désigne par l’espagnol en France), le basque, le galicien, le catalan. Ces langues sont toutes officielles.
[3] Traduction : kiosque où sont vendus toutes sortes de snacks.
[4] Traduction : Jardins de Piquío, à Santander.
[5] Traduction : chewing-gum.
[6] Traduction : marque de snacks très prisés à l’époque. Un monsieur vendait sur la plage, ses pieds s’enfonçant davantage dans le sable au fur et à mesure des années, il criait : « Pipas, chaskis, cacahuetes, patatas fritas, pipas chaskis, cacahuetes, patatas fritas… » Je songe souvent à cet homme encore aujourd’hui.
[7] « Paaah ! » reviendrait à dire « c’est une tuerie ! »
[8] C’est l’île la plus à l’Ouest des Philippines. El Nido se situe au Nord de cette île.