Ainsi soit-il

“Oh freedom is mine
And I know how I fell
It’s a new dawn
It’s a new day
It’s a new life
For me
(…)
And I’m feeling good.”

Nina Simone – Feeling Good

 

Cette chanson tourne en boucle dans ma tête.
Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que coincée entre les barbelés et le garage, dans cette petite maison de l’ambassade, j’ai la tête qui rêve d’une cour d’immeuble et de voisins.
J’ai passé la nuit à vomir, à frissonner.
J’ai cru au paludisme.
Ce n’est qu’une simple intoxication alimentaire suite au risotto à vingt euros que j’ai ingurgité dans un bon restaurant italien à Phnom Penh. Ça arrive.
Je suis fébrile mais déterminée à rentrer en France.
Demain, je prendrai l’avion.

Pour cette dernière nuit, je retrouve un jeune américain qui, lui aussi, vient de vomir toute la nuit à cause d’une intoxication alimentaire.
Je le vois sortir du tuktuk. Il est livide. On se retrouve à l’hôtel Raffles. J’y ai passé l’après-midi avec une poétesse dont j’estime les poèmes, et un très bon traducteur. Nous avons traduit mes poèmes et c’était, sans aucun doute, la journée la plus intéressante de mon séjour. Cette journée m’a permis de comprendre, ne serait-ce qu’un peu, la langue khmère. Je ne voulais pas quitter le pays sans ça. Je ne le regrette pas.

On me le dit de tous les côtés, la langue khmère a moins de vocabulaire que le français, il est souvent nécessaire d’utiliser des périphrases pour expliquer des mots qui n’existent pas. Mais, cette fois-ci, avec cette équipe de traducteurs, j’ai l’impression qu’on trouve plus facilement les mots justes, que les poèmes traduits ne sont pas si longs en khmer, et je suis assez satisfaite du travail. Ils le sont aussi.

Ce jeune homme américain aime le Cambodge, même si, comme moi, il a eu de grandes difficultés à l’apprécier. Moi je le quitte avec empressement, avec soulagement. Je ne lui cache pas : je n’ai pas pu m’y faire, je ne le supporte pas, je veux partir.
« C’est vrai, me dit-il, tout ce que tu as ressenti, je l’ai ressenti aussi. Puis, un jour, au bout de sept mois, j’ai dormi avec un ami khmer sur une natte, en dessous de son ventilateur, et je me suis senti bien. Mais, il est vrai que lors de mon premier mois à Phnom Penh, je me suis fait voler mon appareil photographique par une khmère. Je l’ai poursuivie. Elle s’est arrêtée devant un arbre qui avait plusieurs trous. Je l’ai laissé partir, persuadé que mon appareil photo était caché dans l’un de ces trous. J’ai mis mes mains dans chaque trou. Quand je suis arrivé au dernier trou, je me suis fait mordre par un rat. J’avais la main en sang, je ne savais pas quoi faire. Les khmers autour de moi m’ont conseillé d’aller à l’hôpital.
Dans ma chambre d’hôpital, j’ai reçu une bouteille d’eau, des serviettes. Ils m’ont fait une injection antirabique. Tout a été facturé. J’ai payé neuf cents dollars. J’avais perdu mon appareil photo et neuf cents dollars. Ça, je ne l’oublierai jamais. Je suis parti, et je riais, je riais jaune. »

Pourquoi n’était-il pas allé directement à l’Institut Pasteur, je lui ai demandé ?
Il n’y avait pas pensé.
C’est ce que j’ai fait ce matin en croyant que j’avais contracté le paludisme. On m’avait conseillé l’hôpital Calmettes. Il en était hors de question.
Je m’en suis tirée pour vingt-huit euros d’analyses.
Ils ont voulu rajouté un test PCR juste avant de partir mais avant d’arriver en caisse j’ai demandé anxieuse, « mais c’est combien ce test ? » La réponse, entre soixante-dix et quatre-vingts euros, m’a dissuadée de le faire. Je n’ai pas encore reçu le virement du mois de juillet pour finir ma résidence. Je suis vraiment à dix euros près*.

Je suis heureuse de savoir qu’il valait mieux ne pas aller à l’hôpital où tout le personnel attend perpétuellement que tu lui donnes un pourboire pour tout. Une traductrice me l’a dit, j’ai mon père là-bas, je donne un pourboire pour chaque chose qu’ils font. Sauf aujourd’hui, je n’avais plus de liquide, j’ai dit merci, une, vingt fois, mais je voyais bien que ça n’allait pas, je ne leur donnais pas ce qui était attendu. Avait-elle peur qu’ils prennent moins bien soin de son père ? J’ai cru comprendre que c’était peut-être le cas.

« Mais, même si moi je l’aime bien ce pays, je veux rentrer chez moi, j’en ai assez », conclut le jeune américain.
Nous nous disons au-revoir, sans savoir si un jour nos chemins se recroiseront.

Dans mon tuktuk, je me demande, ai-je dit au-revoir à tout le monde ?

Hier, j’ai dit au-revoir à deux artistes. Une artiste khmer-canadienne et son petit-ami. Rencontrés par hasard lors d’une projection d’un film. Ils ont été ma bouée de sauvetage pour mes dernières semaines au Cambodge. « Nous avons vécu ici, il y a un terrible manque d’autocritique, de critique en général, dans les arts surtout, de solidarité, ce pays est corrompu jusqu’à la moelle, et oui je suis moitié khmère, mais j’ai choisi de vivre à Paris, pas à Phnom Penh. Je me sens encore liée à ce pays, j’ai ma famille ici, mais je n’y vivrai pas. »

Une autre femme, que j’ai simplement croisée à une soirée, une franco-khmer me dira : « Je comprends tout à fait ce que tu me dis sur le Cambodge, ma sœur n’a pas supporté de vivre ici, elle est rentrée en France. J’ai un business, je vais rester encore un peu, mais je n’aime pas ce pays. »

A la fin du séjour, je demande à mon traducteur dont l’avis compte :
– Que devrais-je dire quand je partirai ? Je ne veux pas t’offenser, pas te vexer.
– La vérité, ce que tu vois.
– Enfin pas « la vérité », ma vérité quoi.
– Oui, voilà, tes perceptions.

Alors, je me lance, après la parution de l’article dans Sud-Ouest et les critiques, les remarques, les trolls, les harceleuses, et les coups de colère de certain.e.s parce que je ne donne pas « la bonne image du Cambodge ou de mon séjour ».

Un éditeur franco-chinois m’avait déjà dit pour Impressions de Pékin qu’il ne donnait pas « une bonne vision de la Chine », « si vous parveniez à changer un peu le contenu, à enlever la grisaille et quelques petites phrases, nous pourrions le considérer pour publication. » Je n’ai même pas enlevé une virgule au texte. Il a été publié tel quel aux éditions Les Xérographes.

A la sortie de ce petit ouvrage, personne ne m’a attaquée comme on le fait maintenant pour quelques lignes qu’a écrit un journaliste paru Sud-Ouest pendant la « quinzaine de la mort », en plein milieu du mois d’août, ce dernier article qui me vaut tant de foudres.

Est-ce que tout est vrai ?
Oui, en majeure partie.
Je n’ai toutefois pas dit qu’il était difficile d’être une femme seule au Cambodge, j’ai dit que j’étais fière d’avoir voyagé seule au Vietnam, en sac-à-dos pendant deux semaines. Donc là il y a manque de précision, il est vrai.
Au Cambodge, j’étais logée à l’ambassade, je n’avais aucune crainte à me faire. Pour inviter quelqu’un il aurait fallu que je présente son passeport au moins 24H à l’avance et que je donne son nom au poste de sécurité. Je n’ai, bien évidemment, jamais invité quelqu’un.

Au Cambodge, on m’a surnommée « le garçon manqué » parce que j’évoluais seule, sans petit-ami et que j’avais adopté, il est vrai, une démarche de cowboy pour me déplacer, que mon style vestimentaire avait changé, que j’avais bien intégré que je ne pouvais pas sortir de chez moi sans un soutien-gorge, préférer les t-shirts plutôt que les débardeurs et je ne devais pas oublier que dans les ONG où j’intervenais, je devais porter des vêtements au-dessous du genou. Je ne l’ai pas toujours fait. Je l’ai fait quand on me l’a rappelé par email. Pour moi, qui ai arrêté de porter des soutien-gorge il y a onze ans, ce n’était pas naturel d’en mettre, mais je me suis adaptée, bien évidemment, pour passer le plus inaperçue possible.

Lors de la plus glauque de mes soirées sur place, accueillie par une étrangère et son amie française, j’ai failli craquer, tant la française était déterminée à me démonter.
La cause ?
Je ne me faisais pas au Cambodge.
« Mais », disaient-elles, « de toute façon, il n’y a que des dictatures dans l’Asie du Sud-Est, la Région est ainsi ; le Vietnam, où tu souhaites aller, sera pire, tu ne l’aimeras pas. »
Il ne fallait pas le juger, disaient-elle, mais elles ne s’en privaient pas à mon égard.
Le discours était teinté d’un certain ressentiment que je ne compris que plus tard, lorsqu’on m’informa que cette même personne avait passé des années à dire qu’elle ne resterait pas au Cambodge.
Mao me dévisageait depuis la grande toile accrochée sur le mur d’en face. J’étais de plus en plus mal à l’aise. Mao et moi ne sommes pas bons amis. Même en tant qu’œuvre d’art, je ne l’afficherai pas chez moi.

La soirée s’achevait, on me mettait dehors avec ces bonnes paroles paternalistes : « Je ne veux pas trop t’inquiéter, mais habillée comme tu l’es, sans soutien-gorge, ils vont croire que tu les provoques. Il y a quelques jours deux voyageuses en sac-à-dos auraient apparemment été droguées puis violées.  Je te conseille de mettre quelque chose sur tes épaules et de cacher un peu le torse. Au fait, un bon conseil, sens le chauffeur avant de partir, s’il a bu de l’alcool tu le sauras et pourras annuler la course. »
Je suis partie en enfilant un t-shirt sans sentir le chauffeur.
Nous avons traversé avec son tuktuk les rues vides de Phnom Penh, et je suis arrivée saine et sauve à l’ambassade.

Suite à l’article dans Sud-Ouest, « une hateuse », a écrit que le Cambodge était un des pays les plus prospère au monde. J’ai demandé « Pour qui ? » Elle m’a répondu, pour le peuple et l’éducation.

Pour le peuple ? Pour l’éducation ?
Comme dirait un poète chinois, Bei Dao, I-do-not-believe ! Je ne le crois pas !

Pourquoi ?
J’ai vu soixante et un élèves dans une classe de Terminale dans un lycée public, et encore, il s’agissait d’une classe bilingue khmer-français.

Est-ce que j’ai été choquée de voir soixante élèves avec une seule professeure, sous une chaleur torride, avec quelques ventilateurs et aucune climatisation ?
Oui.

Est-ce que je crois que sont des bonnes conditions d’apprentissage ?
Non.

Alors quand cette hateuse me dit que le pays est prospère, je redemande, pour qui ?

Quand je suis allée à Oudong, la quantité de mendiants, prêts à prendre le riz à même la table où nous mangions, m’a déchiré. Je n’avais même plus faim. Nous avons presque tout donné.

Un restaurateur de Battambang m’avait dit « de toute façon, votre argent ne revient pas à nos communautés » avec une colère que je trouve légitime, mais, peut-être, mal dirigée.
Si nous touristes, on ne contribue pas vraiment à l’économie, à qui la faute ?

Je n’avais jamais visité un pays, il est vrai, où l’on m’annonçait qu’il n’y avait qu’une autoroute, que la seconde avait du retard, payée trois fois par la Chine, et que la corruption étant telle de tous côtés, qu’elle n’a pas encore été finalisée. Elle a déjà coûté des millions de dollars.

Qui en sort prospère dans cette économie ?
7% de croissance apparemment.

Mais, encore une fois, pour qui ?
Pour les investisseurs étrangers, ceux qui disent à table, que de toute façon il est préférable de maintenir Hun Sen (depuis peu, son fils, Hun Manet) pour la paix ?

Quelle paix ?

Ces business men qui voudraient revenir à l’Ancien Régime, payer les administrations pour accélérer des dossiers, maintenir un Etat de non-droit pour faciliter les affaires et leur propre quotidien, ces évangélistes qui voudraient convertir tout le monde à la parole de Dieu, à la haine des droits des femmes et de l’avortement ?

Quand je pense à la peur que tout le monde ressent dans ce pays, je me dis que moi, en tant que française, je n’ai pas le droit d’avoir peur, parce que j’ai cette chance-là, de pouvoir dire et écrire ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti, de pouvoir critiquer le gouvernement comme je critique le mien.

A quelle fin, les critiques ?
Plus de justice sociale, de progrès.

En période électorale, les dissidents ne veulent pas faire de faux pas, on attend sagement les élections, on fait des pronostics parfois farfelus, tellement l’on est perdu face à un système tout puissant. Qu’on se le dise, et cela on me l’a répété, manifester n’est pas une option. Coller non plus d’ailleurs. J’étais venue pour écrire, évidemment, mais aussi pour afficher mes poèmes traduits en khmer dans la rue. Le gouvernement est paranoïaque me dit-on, tu ne colleras pas.
S’il faut fermer des sites internet, renier quelques écrits pour ne pas s’attirer la foudre du premier ministre, alors on ferme, on renie.

Je ne suis pas analyste politique, loin de là, mais cette peur je l’ai sentie tout le long et cette peur, je ne veux plus la ressentir aujourd’hui.

La nouvelle génération au Cambodge a l’air d’avoir moins peur, et cela me réconforte.

Je ne voulais pas publier cet article. Je ne voulais même pas écrire sur mon séjour.

Je voulais raconter un conte de fées. Mais les fées ne sont pas venues à moi.

« Tu vas te griller Nathalie ».

Ainsi soit-il.

 

 

*J’ai reçu le virement peu après. On m’a demandé de le préciser.

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