Avant de tout foutre en l’air
Avant de tout foutre en l’air
Je veux te dire que j’ai tout bien fait
J’avais vingt ans,
Le jeudi soir, je faisais la queue dès deux heures du matin devant la préfecture.
Je connais par cœur les bords du Rhône et ce fameux pont Wilson.
Puis mon pays est rentré dans l’Union Européenne, alors, c’était plus simple.
J’ai tout bien fait encore, j’ai travaillé, tout de suite, jusqu’à maintenant, mes soixante ans.
Je n’ai pas pris un jour de chômage, et récemment oui, plusieurs arrêts maladie.
Mais avant j’allais au travail, même malade.
Je voulais être en tous points utile, j’ai fait des enfants, enfin j’en ai fait qu’une, je n’ai pas eu le temps d’en faire d’autres, son père m’a trompée, il m’a frappée et je l’ai quitté dans le commissariat. Je me rappelle très bien de cette avenue Général Frère.
Avant de tout foutre en l’air
Je veux te dire que j’allais bien, que j’y croyais-même,
J’ai mis mon enfant dans l’école publique, le lycée, la prépa, les grandes écoles,
Je lui ai dit que j’avais bien choisi mon pays d’adoption, et son pays de naissance
Qu’ici la liberté, l’égalité et la fraternité avaient un sens,
Que l’éducation qu’on lui prodiguerait serait la meilleure.
Je viens d’un pays qui, pendant quarante ans, ne réfléchissait pas.
Les gens là-bas se couchent tard pour travailler deux fois plus.
Je voulais que mon enfant profite de sa jeunesse,
Du risque, du plaisir, de l’ivresse, de la folie que seule la liberté confère,
Je voulais qu’elle ait plein d’amis, intéressants et gentils,
Un homme ou une femme qui la comprendrait, qui l’aimerait et la respecterait jusqu’au plus profond de son âme et de son corps,
Elle a parcouru les quatre coins du monde, elle s’est fiée à son intuition, à son intelligence,
Elle s’est installée, elle a commencé à travailler, à se battre
Quand moi je fatiguais.
Avant de tout foutre en l’air,
Je voulais dire que je ne regrette pas d’y avoir cru
D’y croire encore malgré que je sois profondément meurtrie, absolument déprimée de ce qui m’arrive et nous arrive,
Je voulais parler parce que je ne l’ai jamais fait avant
Je voulais dire que j’en peux plus, qu’il me semble que j’ai tout donné, et qu’il ne me reste que la vie. Et c’est pour elle, pour vivre seulement, que je vais me battre pour que la jeunesse s’épanouisse, que la vieillesse se repose.
Je ne veux plus jamais avoir peur, je veux vivre.