Pourquoi je ne pourrai plus manger de bourgeoisie

J’ai passé la majeure partie de ma vie à cacher d’où je venais, ce « où » ce sont les diverses cités HLM que j’ai occupées en tant que locataire dans plusieurs villes de France et d’Espagne. J’ai passé la majeure partie de mon temps à être sage, sérieuse, bonne élève et gentille fille. Mon premier vol ce sont des carottes au supermarché de ma cité quand j’étais enfant (et des yogourts), le dernier, un shampooing quand j’étais étudiante. Combien de prêts à taux zéro à ma banque pendant mes études ? Combien de rendez-vous chez l’assistante sociale ?
Mais, j’ai eu vite de la chance : combien de fois m’a-t-on invité à dîner ? Combien de fois m’a-t-on invité à « passer quelques jours au calme » ?
Et puis, j’ai voulu penser comme eux, je disais « maman tu n’as pas réussi, fainéante, trente ans dans l’éducation nationale, t’es même pas fonctionnaire, nulle, nulle, nulle ».
Et aussi : « t’as qu’à reprendre les ménages, tu gagneras plus »
J’avais bien mangé la bourgeoisie, oui. Je parlais bourgeois. Il y a ce qui réussissent et ceux qui ne réussissent pas. Il y a les valeureux ouvriers espagnols qui ont proposé une baisse de leurs salaires pour garder l’usine, il y a des gens qui mettent les mains dans le cambouis, il y a les solidaires, et puis les égoïstes.
J’avais appris une fois, dans un cours, si on partage les risques, on partage les gains.
Où ? Quand ?
J’ai toujours préféré m’habiller tendance, et garder dans l’armoire quelques vêtements que je jugeais « trop ethniques ». Ne me suis-je pas demandé récemment « mes lunettes me donnent-elle l’air trop chinoise ? »
Trop ?
Et cette veste indienne, ai-je l’air « trop indigène » ?
Indigène ?
En Espagne, en 2018, une amie me présente tout de suite comme « fille d’un père chinois » pour justifier « ce visage ».
C’est quoi l’autre visage alors ?
Je vois le manque partout, le manque de nourriture, de travail, de vêtements, de reconnaissance, de temps. Le manque d’argent.
Où est-il ? Où est l’argent ?
« Qui a tué ma mère » ?
Pourquoi je n’y arrive plus, à ces dîners fastes, dernières bouteilles de réserve d’un château proche ? Pourquoi je n’y arrive plus, à écouter les discours de méritocratie ? Pourquoi je n’y crois plus ?
Pourquoi ces lectures, ces concerts, ces pensées me sont-elles si indigestes ?
Celui qui a de l’argent peut le partager, j’en ai vu, cela existe, mais les autres ?
Pourquoi ne comprennent-ils pas ?
Le raffinement n’est pas là où on le croit.
Je ne pourrai jamais plus manger de bourgeoisie.

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