Les quinze milles rêves de Marguerite (Ode à Paris)

Il y avait quinze mille signes qui la prédestinaient à mourir.
Il est difficile, dit-on, de cartographier les quinze mille signes de sa propre mort.
Elle avait pensé que, sous une chaleur pareille, elle succomberait sur l’asphalte, à bord de son scooter. Un rayon de soleil de trop lui craquerait le corps qui fondrait au contact du sol.
Là, recueillie par sa propre chair, elle filerait jusqu’à la chaussée pour se confondre avec les murs sur lesquels, cyniquement, des fleurs de frangipanier viendraient lui caresser ce qu’il lui reste de joue tandis qu’aussi rares qu’exemplaires, des calaos viendraient annoncer le chant du cygne d’une vie si peu remplie.

Mais non, elle ne mourrait pas comme ça.

Elle avait rêvé d’un hameau, au-dessus des crapauds, sur lesquels des passerelles en bois, lui permettraient de naviguer tout près de l’eau. Le riz avait coulé au fond de l’étang, elle ne pouvait pas le porter à la bouche, l’eau avait tourné.
Quand l’eau tourne, la couleur devient inquiétante, c’est souvent une couleur qu’on ne connaît pas, qu’on ne pourrait décrire sans parler de sensation morbide et de mal-être. L’odeur, si tant est qu’on puisse encore s’en tirer, dégoûte tout autant.
Marguerite navigue sur les flots.
C’est un long voyage pour voir la lumière au-dessus des bananiers.
Ici, le jaune n’a plus de valeur, c’est le rouge qui prédomine.
Le soleil et le ciel sont rouges.
Marguerite, sous cette lumière, est rouge aussi.
Le rouge n’est pas qu’une couleur, c’est un état d’esprit.
Marguerite arbore sur sa peau la couleur de l’irrévérence d’une fin de partie.

« Il ne faudrait pas que tu aies peur des fantômes, Marguerite, parce qu’ils sont bien là, et tu les sentiras, tôt ou tard, sur toi. »
Blanche avait parlé pendant que Marguerite ramait. Blanche a toujours eu cet air grave et déterminé de la personne qui sait et qui ne supporte les contradicteurs que si elle est certaine de les écraser.
Marguerite ne contredit pas Blanche.
Elle ne connaissait pas ce hameau.
Elle y resterait plusieurs jours, seule.
Blanche demeurerait sur le bateau prête à partir tandis que Marguerite basculerait dans le monde des rêves.
« Ce sera un long voyage Marguerite. Bonne chance », dit Blanche.

Sur une natte, à même le sol, et sous les ventilateurs qui accéléraient la course à l’approche des douze coups de minuit, entre les hallucinations de sa propre fatigue et celle d’une chaleur identique à celle de l’après-midi, Marguerite s’assoupit aussitôt.
Son corps tomba contre le trottoir, volontairement puis automatiquement, jusqu’à sa réception scandaleuse sur une moquette épaisse, dans un salon orné de vieilleries avec l’odeur du bois qui brûle.
Elle sortit par les deux portes en bois qui ne brûlaient pas et marcha jusqu’à l’étable.
De jeunes cochons bien roses, dodus, marchaient en ligne, l’air triste, leur museau dans les fesses de celui de devant. Par où respiraient-ils ?
Marguerite se mit à séparer les cochons, un à un, qui, tristes, revenaient à leur position initiale. Il n’y avait rien à faire sinon voir la maison brûler et les cochons partir à la queue-leu-leu.
Marguerite resta seule dans l’étable qui sentait une forte odeur de merde.
Aucune présence humaine ne pouvait répondre aux questions que Marguerite se posait.
Il fallait donc changer de rêve.

Marguerite s’élança dans les airs et retomba sur une route goudronnée au milieu des montagnes.
Il suffisait de voir les sommets rocailleux pour se rendre compte de l’altitude. Le ciel qu’elle toucha au bout des doigts lui fit plier la main, ses doigts brûlaient, ils avaient glacé.
Elle éprouva de la joie puis une certaine amertume. Ce froid se faisait si rare.
Elle s’écarta de la route. Un camion arrivait à toute allure. Le hayon, ouvert, était rempli d’armes. Des femmes, l’air hagard, regardaient défiler les camions depuis les bords des routes. Elles portaient leurs enfants sur le dos. Marguerite se joignit à elles.
Elles entreprirent une marche silencieuse. Les seuls arrêts qu’elles s’autorisaient permit à Marguerite de se soulager, de boire et de chanter. Des microphones reliés à des enceintes pendaient des arbres. Elle chanta le fameux « Advienne que pourra » de Yourcevitch, un hymne mêlé de romantisme, de nostalgie, et d’une détermination rare que seule une compositrice, âgée alors de trente ans en 1848 pouvait avoir achevé.

Marguerite chanta seule. Personne ne connaissait la chanson.

La nuit advint. Elle se couchèrent à la bonne étoile. Elles ne portaient plus leurs enfants sur le dos. Les criquets couvraient les cris des animaux sauvages. Marguerite n’entendit pas les femmes partir. Elle se réveilla sur une jument qu’elle montait en amazone et qui traversait une rivière.
Elle eut faim. Elle chassa depuis la jument avec une arme qu’elle tenait à la main.
L’arme avait une phrase gravée sur le canon « Tuer Henri Salvateur ».

Fallait-il tuer Henri Salvateur ? Marguerite posa la question à haute voix.
La jument répondit par l’affirmative.
La jument l’amènerait vers Henri Salvateur.
A en croire la cadence du cheval, justice devait être faite.

Qui était Henri Salvateur ?
Un usurpateur, criait la jument, quelqu’un qui, sans autorisation, avait chanté l’an dernier, sur une chaîne locale, un poème vulgaire, extrêmement subjectif, empli d’une opinion tout à lui. Il fallait, à tout prix, l’éliminer.
Avant tout, il fallait le retrouver.

Henri Salvateur était parti il y a quelques années, dans une petite ville sans fleuve, sans cours d’eau, plate, entourée de cyprès, et ternie par des nuages qui se déplaçaient bas, laissant sur les toits une impression d’averse.
Il vivait seul, avec ses vieux enregistrements et une tourterelle qui avait bien voulu rester sur le bord de sa fenêtre contre quelques grains de riz. Routinier, casanier, Henri Salvateur était là où on l’attendait à l’heure du déjeuner.
Et c’est tout naturellement que Marguerite tira deux fois.
Mais Henri Salvateur ne mourut pas malgré les deux trous rouges sur le côté droit.
Impassible, il se mit à table. La tourterelle picorait sur ses épaules les grains de riz.
Marguerite n’avait plus de balles dans son pistolet.
Henri s’adressa à Marguerite.

– Ainsi, vous vouliez me tuer sans même savoir pourquoi j’ai chanté ?

– J’aime faire ce qu’on me dit et j’ai l’habitude de bien le faire.

– Vous voyez bien que vous m’avez raté.

– C’est pas de chance.

– Qui vous envoie ?

– Une jument.

– Qui est derrière tout ça ?

– La soupe.

– Comment ça ?

-Il ne faut pas cracher dans la soupe, Henri.

 

Henri Salvateur eut un fou-rire. Il s’étouffait. Marguerite eut une once d’espoir mais il ne mourait pas.

Elle se désintéressa de lui.

 

-Vous n’avez pas faim ?

-Si, à vrai dire, je suis affamée, répondit Marguerite.

-Alors servez-vous.

 

Henri Salvateur avait faire cuire des haricots rouges.

Marguerite mangeait avec appétit.

 

– Diriez-vous qu’il n’est plus possible de dire ce qu’on pense ? demanda Henri.

– Vous ne pouvez pas dire ce que vous pensez à tout bout de champ.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il n’est pas de bon ton, qu’il faudrait connaître son sujet par cœur et cela n’est pas possible. C’est bien connu, la sincérité ne paie pas.

– Je ne veux qu’on me paie pour ça. Je veux qu’on me laisse la possibilité de dire ce que je pense.

– Vous l’avez fait avec votre chanson. Et puis, vous n’êtes pas encore mort.

– Vous pensez que je mérite la mort ?

– Ce n’est pas la question.

– Alors, mangeons, conclue-t-il.

 

Henri Salvateur se mit à chanter pendant que Marguerite mangeait avec entrain.
Sa voix était belle, juste, et Marguerite éprouva des frissons.
Elle se sentait bien chez Henri.
Sans dire qu’elle en tombait amoureuse, elle retrouvait sa joie de vivre.
Le repas fini, et face à la fenêtre depuis laquelle la lune apparaissait si sensuelle et ronde, Marguerite eut envie d’Henri.
Elle se jeta sur lui, le déshabilla.
Henri, si excité tout à coup, se mit à bander fort, son pénis rouge brûlait les parois du vagin de Marguerite qui suintait par tous les pores.
L’orgasme, pendant qu’Henri lui léchait avidement les lèvres, vint et Marguerite se détendit enfin.
La jument hennit.
Henri s’écroula. Il venait d’éjaculer.
Son visage, radieux, manifestait un contentement total.
Marguerite s’était endormie. Henri était allongé à côté d’elle.
La jument avait passé la nuit avec un cheval.
Elle serait enceinte. Marguerite aussi.
Que faire du bébé ? Faudrait-il lui donner un nom, se demanda-t-elle ?
Ou pourrait-elle l’abandonner sous un fromager ?

Marguerite souhaitait désormais changer de rêve.
Qui pourrait se contenter d’une vulgaire histoire d’amour ?

Marguerite s’avança vers la fenêtre, prête à sauter. Henri la retenait par les hanches.
Il aurait voulu qu’elle reste. Cet homme devait vraiment s’ennuyer.
Il n’y avait rien à faire dans sa ville plate.
« Déménage et ça ira mieux, cria-t-elle. »
Elle se défénestra.

Marguerite se réveilla dans un restaurant. On lui servit des frites et du ketchup.
Henri lui apporta un burger. Il ne la reconnut pas.
Que faisait-il dans ce nouveau rêve ?

– Vous êtes le nouveau serveur ? demanda-t-elle à Henri.

– Je suis le cuisinier, répondit-il.

– Et vous servez ?

– Oui, nous manquons de personnel. Voici la note.

Marguerite ouvrit son sac pour chercher son portefeuille. Quelque chose au fond du sac scintillait. Le canon du pistolet indiquait encore « Tuer Henri Salvateur ». Des musiques se firent entendre, « une chanson douce », « un jardin d’hiver ». Marguerite perdit l’appétit. Henri revint, inquiet.

– Vous ne finissez pas votre burger ? demanda-t-il

– Non, la musique est trop forte, répondit-elle.

– Elle fait partie des murs maintenant, je ne l’entends plus. Donnez-le moi, je vais le finir en cuisine.

 

Marguerite lui remit le burger, prit son revolver et tira dans le dos d’Henri.
Henri ne mourut pas et ne saigna pas.
Il ne se rendit compte de rien.
Marguerite jeta le pistolet dans la poubelle du restaurant et s’élança par la porte. Sa tête percuta le trottoir.
Elle naviguait désormais dans l’embarcation de Blanche.

– C’était moins une. Tu as failli rester dans ces rêves pour toujours, dit Blanche. Tu n’arrivais pas à tuer Henri Salvateur ?

– Il faut y croire, affirma Blanche.

– Croire quoi ?

– Il faut être convaincu qu’il mérite d’être supprimé, sinon le tir ne tue pas. C’est du bon sens.

– Tuer quelqu’un sans raison ? demanda Marguerite.

– Tuer quelqu’un parce que c’est la consigne. Tout le monde est passé par là.

– Je ne le savais pas.

Un crocodile mordait la rame. Blanche manqua de tomber à l’eau plusieurs fois, elle secouait la rame de toutes ses forces. Las, le crocodile, se désintéressa des passagères et plongea dans l’eau. Marguerite s’assoupit sous la chaleur infernale et les sifflements des serpents.

« Toi qui, si jamais, avait vu, le plaisir, smiley, et l’arrivée des bonnes nuits, des belles journées, des cœurs sur toi slash tu as le cœur sur la main, toi qui, si jamais, mademoiselle, point. HS. »
Marguerite reçut le message d’un inconnu sur son téléphone portable. Elle ne prêta pas attention.
Elle se trouvait dans un wagon, coincée entre deux femmes, leurs poussettes et leurs enfants. Elle portait un vêtement d’hiver, un long chapeau qui lui tombait sur le nez, et une écharpe en laine qui lui grattait les joues. Le plan du métro était illisible.

Où s’arrêterait-il ?

Marguerite ne comprenait rien aux discussions. L’on parlait une autre langue, quasiment inaudible.
« Jardin d’hiver » passait en boucle dans les enceintes. Elle reconnut l’air puis les paroles.
Quelqu’un se mit à danser au fond du wagon, puis vint la chercher.
C’était Henri, en petite tenue, venu mettre l’ambiance pendant l’heure de pointe. Dans les mains de Marguerite, auparavant vides, vint se coincer un revolver avec la même inscription sur le canon « Tuer Henri Salvateur ».

Elle tira autant de balles que pouvait en contenir le barillet.
« Jardin d’hiver » s’interrompit.
Henri continua de chanter cette chanson qu’il connaissait manifestement par cœur.
Marguerite se désespérait. Elle se mit à courir vers la cabine du conducteur, défonça la poignée pour l’ouvrir, et prit le contrôle du train.

Il fallait isoler Henri, le percuter à quatre cent kilomètres par heure contre un mur du tunnel.
Elle fit des annonces. Pour des questions techniques, il était nécessaire que le public aille devant, tandis que le danseur en petite tenue, reste à l’arrière du train, dans le dernier wagon. La chanson « jardin d’hiver » serait retransmise depuis le début et trois fois de suite, pour que le danseur ait le temps de se préparer pour le spectacle.

Les voyageurs remontèrent les wagons.
Henri resta dans le dernier wagon. Il s’étirait tout en faisant des vocalises. Marguerite eut quelques remords.
Fallait-il vraiment éclater la cervelle d’Henri contre le tunnel pour une chanson ?
Elle s’amusait à le regarder danser. Cet homme lui plaisait.

Fallait-il vraiment sortir de ce rêve ?

Elle ressentait à nouveau le froid, la foule, le métal brûlant, elle voyait de nouveau les rats, sentait à nouveau la pisse et le braille sous ses doigts pour lire les notices d’un vieux train sans lever les yeux vers la fenêtre. Ne pourrait-elle pas tout recommencer avec Henri, loin de Blanche et de la chaleur ? Qu’avait-elle de plus urgent que cet amour naissant ?

Lui venait en tête des proverbes plus kitsch les uns que les autres « qui ne tente rien n’a rien » et des expressions comme « mourir de chagrin ». Blanche parlait dans les enceintes désormais avec une voix très sérieuse.

« Marguerite, va pas te griller, tu continues ce que tu as commencé, impact dans deux minutes. »

Blanche avait pris le contrôle du train, il filait à toute allure, vers les murs sombres du tunnel.

Henri dansait la carioca seul.

Marguerite se grattait le crâne chevelu compulsivement.

Blanche murmurait un mantra hindou.

Les lumières s’éteignirent, les voyageurs hennirent comme des chevaux en perdition.
Il se mit à pleuvoir dans le wagon.
L’eau venait de toutes parts, le train n’avançait plus, il flottait docilement comme une loutre domestiquée. Les voyageurs riaient.

Marguerite entendit Blanche soupirer à travers les enceintes puis se racler la gorge.
« Si tu veux sortir de ce rêve, tu sais ce qu’il te reste à faire Marguerite, bisous ».

Marguerite n’écoutait pas, elle regardait le dernier wagon du train où s’élançait une figure pâle, fantomatique.
Henri dansait sous l’eau et souriait à Marguerite. « Toi, disait-il, tu es la meilleure chose qui me soit arrivée. » Et puis il cracha dans l’eau sale du wagon, sortit par la fenêtre et le courant entraîna son corps inanimé.

Marguerite s’allongea sur la banquette du chauffeur qui avait disparu et chantonna « je voudrais du soleil vert. »

Au bout du tunnel comme au bout de la nuit, une lumière vive guidait Marguerite en dehors du train inondé vers la métropole qui vibrait à l’unisson des basses assourdissantes des clubs. Blanche tenait une coupe de champagne à la main, un jeune homme dévêtu dans l’autre, « encore une dernière nuit », dit-elle à Marguerite, « à danser frénétiquement sur le dancefloor et tu seras libre demain. »

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