Billet 1 – Pérou
Jour O, le départ
Fatiguée. C’est comme ça que je pars le matin en ayant laissé ma maison tellement défaite qu’on dirait que quelqu’un y a tiré une grenade et que les vêtements sont rentrés de tous les côtés pour choir au milieu du salon.
Fatiguée aussi parce que la dernière fois que j’ai quitté le territoire c’était à l’été 2023 pour une résidence au Cambodge (et un voyage au Vietnam) et que depuis je valse entre Paris et Bordeaux ne sachant pas où je vis réellement mais surtout ne sachant pas non plus comment retrouver l’énergie et l’optimisme par les temps qui courent.
Ce n’est pas comme si je n’avais pas arrêté de manifester depuis plus d’une décennie, comme si je n’avais pas été confrontée à la misère de ma mère, à la déception incommensurable d’une élection volée, à la fatigue de la militante que je suis, à un pied cassé qui ne répond pas comme avant, à la maladie d’une amie qui me laisse totalement stupéfaite, n’ayant jamais vu ou connu ça et la fatigue d’une poétesse qui s’émeut quand elle reçoit par mail le message d’une lectrice qui dit « j’espère que vous en vivez bien. »
C’est le moment de vérité, j’ai trente-sept ans, je n’ai personne dans ma vie, pas d’enfant, pas de chat, pas de chien, je ne suis pas propriétaire, je n’hériterai de rien et j’ai désormais tant de cheveux blancs qu’on imagine difficilement que j’ai eu les cheveux d’un noir de jais. Le pire de tout ça, c’est que j’ai plus de colère qu’autre chose, de ce qui nous arrive, à nous tou.te.s, collectivement et je me demande encore pourquoi on continue de regarder ailleurs alors que ça vient tout droit, ce gros météorite aux couleurs fascistes, climatosceptiques et mysogines.
Ma seule façon de voyager, c’est de postuler à des résidences, il est donc question de travailler. Je ne me lève pas un matin et je me dis « tiens, si je partais au bout du monde, j’ai envie de me prendre en selfie devant le Machu Picchu ».
Non c’est un peu plus compliqué que ça.
Je n’ai plus l’habitude de prendre l’avion. Soit j’en fais toute une montagne, j’arrive vraiment en avance, je vérifie mille fois ma valise, ou alors je fais tout l’inverse, je jette mes vêtements dans un sac et j’arrive juste avant le décollage.
Par chance, je me trompe d’heure et j’arrive pile pour l’embarquement.
Je garde encore une sensation étrange. Certes, elle s’est un peu dissipée maintenant que mon voyage a vraiment commencé et que moi aussi, je regarde blasée l’horloge de l’aéroport en me disant « ma vie c’est de la merde, mon avion a du retard ».
La sensation de se dire, je fais tous ces efforts à la maison, pour ça ?
Je recycle les pots de yogourts, je n’utilise que des produits biodégradables, j’ai des tupperware en verre, j’évite les plastiques etc. etc. Tout ça pour ça ?
A côté de moi des anglais boivent des bouteilles de vin rouge en plastique les unes après les autres, au point qu’étourdie par leur descente je leur propose la mienne que je n’ai pas finie. Ils voyagent, me disent-ils, quatre fois par an, et ils ne reviendront jamais au pays qu’ils ont visité. Ils veulent tout voir, et revenir ne les intéresse pas.
Je songe à la dernière fois que je suis allée à Pékin en escale, en 2019, 24H pour voir vite fait des amis et revenir dans le quartier où j’avais habité avant de prendre le vol pour Taipei puis Taichung. Presque tous les endroits où j’ai vécu me manquent. Mais que dis-je, je n’y ai pas voyagé, non, j’y ai vécu, travaillé, étudié, aimé. C’est un tout petit peu différent.
J’ai une chance immense dans cette résidence.
Premièrement, je parle espagnol, c’est ma langue maternelle, même si je ne l’utilise presque plus, même si elle s’est mélangée à un accent mexicain mimé au lycée, puis des mélanges divers et variés lors d’un séjour en Uruguay et à Buenos Aires. Peut-être aussi, le rythme de l’impatience, des mots qui ne me viennent pas de façon aussi précise qu’en français et qui me ramènent à l’Espagne où j’ai vécu, où je ne vais jamais et ne sais pas si ça me plairait encore d’y revenir. La langue s’en ressent. Je n’assume pas complètement mon espagnol, je ne l’habite pas.
Mais c’est une chance, je comprends tout et on me comprend.
Ce n’est toutefois pas suffisant pour comprendre le sous-texte, je n’ai pas encore les codes et mon visage parfois ne fait pas les bonnes expressions pour qu’on me comprenne plus facilement, qu’on me confonde avec quelqu’un du pays.
Deuxièmement, je ne suis pas blanche, je suis métisse et je passe assez inaperçue dans une foule péruvienne.
Enfin, je ne traîne qu’avec des péruvien.ne.s et je n’ai rencontré d’étrangers qu’au Machu Picchu. Cela me permet de ne pas me sortir trop du pays, de réduire la distance avec cette culture (au pluriel), d’essayer de comprendre ne serait-ce qu’un millième de quelque chose, de cette histoire, de ce qui s’est passé, de ce qui pourrait arriver.
Premier soir donc, première discussion.
« Quand j’étais jeune, on me disait toujours « negro, negro » (noir, noir). Et quand je suis devenu majeur, j’ai voulu travailler, j’ai regardé les petites annonces dans le journal, une offre proposait un travail pour un noir, j’y suis allé. L’employeur m’a reçu en soupirant, il m’a dit : « no eres negro, eres marron clarito » (tu n’es pas noir, tu es marron clair).
Les gens de la Sierra, les gens de la Selva, les gens de la Costa, les gens des villes c’est ça le Pérou, on me dit. Puis on ajoute, « ils aiment discriminer, dire que ceux de la Sierra sont nazes, qu’on peut les mépriser, ceux de la Selva aussi, et que seulement ceux des villes sont éduqués, non je m’excuse ce n’est pas comme ça, toi qui est écrivaine tu dois raconter ça ».
C’est la femme du petit-déjeuner qui me dit ça en revenant derrière le comptoir pour faire les œufs au plat qu’a demandé un allemand.
On m’en avait parlé. Je suis arrivée avec la réflexion d’ami.e.s ayant visité le Pérou, ayant constaté un certain classisme, racisme et machisme. Est-ce vraiment une surprise ?
Je ne le crois pas.
Deuxième jour, deuxième discussion.
« Tu es espagnole ? Les espagnols ont fait beaucoup de mal ici. »
Évidemment. Ce pays qu’on dit corrompu au point qu’on m’a raconté dans un restaurant qu’une loi a un prix dans ce pays. Bref, ce pays, comme tout pays colonisé, transpire évidemment le pillage mais aussi un syncrétisme. Et ça, ça vaut de l’or.
Je l’ai étudié en cours, en section espagnole dans les collèges et lycées publics où j’ai été. Le voir c’est autre chose. Je suis sacrément émue.
Je visite tout ce que je peux, cathédrales, églises, presbytères, tous les musées, tout ce qui me montre ce syncrétisme dans les arts.
« Regarde ici, cette cène, ils mangent quoi ? Un cuy (un cochon d’inde) ou bien c’est une autre espèce, le panneau l’indique. Tu vois les peintres intègrent des éléments de la culture d’ici dans les tableaux religieux. Lui, c’est le seigneur des tremblements, il nous a sauvé toutes et tous. Tu sais pourquoi il est noir ? C’est à cause de la suie des bougies. »
Au troisième jour, le collège.
Me voici dans un collège « libre », là « où les enfants ne portent pas d’uniformes, ils ont les cheveux comme ils souhaitent, ils n’ont pas de cours de religion ». C’est avec le sourire que les deux personnes qui servent le petit-déjeuner à l’hôtel me le disent. J’ai de la chance d’y aller.
Pukllasunchis. Un collège bien pensé qui se fond, par son architecture, dans un décor de verdure, de mares, de terrains de baskets « con el paraguas » avec des toiles de bateaux qui les protègent du soleil ; des fenêtres en bois, des salles bien éclairées qui sentent bon, un chien mascote (ça c’est partout au Pérou apparemment) qu’ils appellent « Bianca » et qui a une dent qui part de travers et un petit nœud rose autour du cou.
Je suis d’abord étonnée qu’il n’y ait pas de professeur avec moi pour l’atelier mais l’un des professeurs en charge du groupe me dit « je vous ai mis les meilleur.e.s, les plus volontaires, vraiment. »
J’en garde un très joli souvenir, des élèves qui se livrent sur leurs histoires de cœur, leur choix de thématique était « la trahison » et qui vivent encore, évidemment, dans les schémas hétérosexuels d’amour passionnel qu’ils finiront vite par éviter.
Quand ils me disaient « Madame, ce qui est dingue c’est qu’on peut nous trahir mais alors on peut aimer la personne encore plus », je leur répondais « une thérapie peut débuter à tout moment dans la vie, n’hésitez pas. »
On a bien ri.
Si jamais ils lisent ces lignes un jour (l’atelier était évidemment en espagnol), je voudrais leur dire que oui, dans le cas où on aime quelqu’un qui nous trahit plus qu’avant, quelque chose cloche, et il vaut mieux vite entrer en thérapie. On peut pardonner mais il est souhaitable de ne pas aimer inconditionnellement.
Le quatrième jour, le bus public.
Femmes ou hommes qui crient à la porte du bus, « suba, suba » (monte, monte) ou « baja, baja » (descend, descend) où vous payez 1 sol (soit 0,25 cents approximativement) et 0,50 sol pour les étudiants (faites le calcul vous-même) et ce sont les joies, c’est vrai, de secousses insolites sinon spectaculaires.
Le cinquième jour, la Huaca.
Les huacas sont des lieux sacrés.
Je rentre très contente dans ce lieu dont on m’a tant parlé, j’essaie de mater mon décalage horaire. Je veux à tous prix rentrer vite dans le rythme, la résidence dure 15 jours, pas vraiment le temps de chômer.
J’écoute attentivement le guide, je suis tout devant. Tout à coup, je me tourne vers les gens qui suivaient le guide. Tous les couples se prennent en selfie. Et ça dure des plombes.
J’ai un pincement au cœur, j’ai l’impression d’être un dinosaure. Puis je regarde le petit-ami qui va prendre une dizaine de photographies de sa copine qui pose insatisfaite de ne pas ressembler à une star de cinéma et je préfère encore être ce dinosaure dont on a retrouvé les ossements à Etretat, mort mordu par un requin. RIP.
Pourtant, la pose de la jeune femme est bonne, mais il doit sûrement manquer quelque chose.
Au moment où je parle, une jeune femme met en boucle une chanson sur sa story instagram pendant qu’elle fait défiler tous les filtres sur son visage. Elle me demande de charger son smartphone sur mon ordinateur qui n’a que 20% de batterie. C’est niet. J’ai besoin de finir mon billet pour vous le faire lire avant de reprendre le rythme effréné de Lima, les interventions scolaires, les rencontres, les visites et la préparation de ma lecture samedi prochain à l’Alliance Française. Ce n’est pas un hasard si je vous écris maintenant. J’ai eu 4 heures d’attente à l’aéroport et dans l’avion.
Et puis, avec un peu de chance elle va arrêter de mettre en boucle ce son. Excédée, je ne vous cache pas que je mets de temps en temps « Nu » de Philippe Katerine pendant que j’écris cet article. Il s’est chargé sur mon portable et donc comme la tendance est à la musique haut-parleur dans cette aile de l’avion, j’y vais franchement.
Le sixième jour Cusco.
Je suis arrivée en me disant que j’allais avoir ce fameux « soroche », le mal de l’altitude. On est à 3400 mètres. Je suis quand même bien fatiguée du voyage. Je suis arrivée à Lima il y a un jour et demi !
Dans l’avion, je retrouve cet homme qui avait un caniche blanc, et je l’avais trouvé sympathique car on voyait bien qu’il était embarrassé de tirer de la corde du chien pour qu’il rentre dans son petit contenant. Il a une tête de geek. Ma main à couper, il est informaticien. Gagné. Il a un petit sachet d’une brasserie, il amène un burger spécial à sa copine. Paul, il s’appelle. Il a voyagé à Shanghai, à Lyon, à Milan. Tout ce qu’il me raconte je le connais. Le vol file à toute allure, nous sommes déjà arrivés à Cusco. Je le reverrai plus tard, pour aller dans un site joli près de Cusco, Saqsayhuaman.
C’est vrai que je peux parler avec n’importe qui. Je ne suis pas très timide. On me fait la réflexion gentiment. Je pourrai en effet, comme l’avait écrit Elizabeth Gilbert dans un de ses best-sellers, « parler à une plante ». Mais je dois ajouter : « dans la mesure où cette plante me répondrait ». Quand même.
Le septième, les chiens.
Merveille. A Lima, dans le quartier de Miraflores où on me loge, le plus safe, le plus chic, il y a un petit square « el parque Kennedy » où des centaines de chats vivent. A la base c’est une association qui a soigné des chats que les gens abandonnaient dans le coin puis petit à petit, c’est devenu un sanctuaire et un centre d’adoption.
Ici à Cusco, ce sont les chiens.
Les chiens qui regardent de tous les côtés pour ne pas se prendre une voiture, des chiens parfois mal en point, mais toujours déterminés à fouler le pavé, à chercher à manger, et confiants aussi, puisqu’ils dorment n’importent où.
Certains me donnent une joie immense rien qu’à les regarder et d’autres m’inquiètent terriblement, je me demande s’ils ont été frappés, s’ils ont des maladies, s’ils vont survivre, s’ils s’amusent, s’ils kiffent vraiment de vivre.
Mais il faut dire, une ville qui accepte autant les chiens m’apaise. C’est pourquoi dans l’avion qui me ramène à « Lima la horrible » (ils l’appellent ainsi, traduction : Lima, l’horrible), j’ai un pincement au cœur de quitter une ville où je me suis sentie bien et où je n’ai pas eu le temps de me perdre.
J’ai passé quatre jours à monter par le même chemin, j’étais persuadée qu’une petite place n’avait qu’une église, et je retrouve une connaissance photographe derrière cette église qui donne sur une place plus grande avec une fontaine en cascade. Quelle idiote !
Il faut dire que maintenant, à quatre jours, je digère enfin, ça y est le « soroche » (le mal de l’altitude) est passé. Et c’est à ce moment-là que je dois repartir daredare pour la capitale pour les ateliers d’écriture de demain et les rencontres et lectures le soir.
Tellement dommage.
J’ai tout de même le temps d’apercevoir un homme magnifique (étranger) courir torse poil sur l’avenue del sol à Cusco. Ça je ne suis pas prête de l’oublier, je crois que j’ai rarement vu un torse aussi bien taillé.
Le huitième, le Machu Picchu
Il fallait bien le caler. J’avais peur de ne pas revenir à Cusco. En vrai, je n’en avais aucune idée. Je me souviens d’avoir perdu des heures à Bordeaux pour comprendre comment j’allais y aller. Finalement j’ai pris l’option des touristes qui ne comptent pas, un train express qui t’amène directement à Aguas Calientes. J’étais tout d’abord en face de jeunes femmes espagnoles. Puis, j’ai vu quatre sièges libres et je suis allée m’étendre de tout mon long pour me mettre à l’aise. Un business man russe m’a suivi pour, lui aussi, étirer ses jambes.
Intrigué par ma prise de note, il m’a demandé pourquoi j’écrivais sur un cahier. Réponse simple, j’aurai voulu prendre mille photographies avec mon portable mais j’avais besoin de la batterie jusqu’à une heure du matin du lendemain et il était 6 heures du matin. Comment allais-je vous décrire le paysage sans des prises de note ? « Très bonne pratique » conclue-t-il satisfait.
A côté une famille salvadorienne commente la végétation et font un parallèle avec la leur. Le père parle du réchauffement climatique avec tristesse.
Je continue de prendre des notes, pour vous les faire lire. Au départ de Cusco donc, en train jusqu’à Aguas Calientes, la boue me saute aux yeux. Une inscription en peinture blanche sur un mur « EN VENTA » (à la vente) et le téléphone, écrit en sauvage, me donne envie de coller un poème à côté. Le train fait des allers-retours, je ne sais pas ce qui cloche, mais il n’arrête pas de nous ramener au point de départ, à cette vitesse on pourrait se poser dehors et se tenir à une rambarde dans une ambiance plus sympathique que dans « Dernier train pour Busan » que j’ai vu au Quai Branly avec des amis avant de partir.
Un homme vêtu de bleu, deux tiens, l’autre suit de près, portent des sacs assez chargés sur une colline, ce sont les porteurs. Voici l’époque de la sous-traitance qui dure depuis longtemps déjà. Ça je ne peux pas le faire. Que quelqu’un porte mon sac à dos alors que je suis valide non. Invalide, comme j’ai pu l’être quand je me suis cassé le pied en mars, OK.
Le train se fraye un chemin dans la forêt, le torrent arrive bientôt. Deux colombes se sont posées sur un énorme rocher au-dessus des vagues.
A force de regarder le paysage, d’éviter de parler de politique avec le russe, de manger ses KitKats japonais et d’écouter les conversations de la famille salvadorienne, les quatre heures de trajet ont filé.
Me voici arrivée à Aguas Calientes ou encore « Machu Picchu Pueblo » (à prononcer « piktchu »).
Je me presse d’arriver au pont qui doit me permettre de monter à pied jusqu’au site mais le garde ne me laisse pas passer. Il est 11H30. Mon billet est pour une entrée à 15H, circuit 3.
Je dois attendre jusqu’à 13H30.
Je prends un thé dans le petit restaurant/café d’à côté. Le Monsieur qui tient ce café est très sympathique. Il m’explique qu’à cause de la pandémie, il a dû arrêter les travaux et licencier du personnel. Oui, dit-il, il compte faire des dortoirs puis plus tard des hébergements plus confortables.
C’est une excellente idée. Si je reviens, je dormirai chez lui sans hésiter.
En réalité, le gardien a fait passer des jeunes avant moi, il m’a fait attendre pour des raisons qui me sont inconnues mais je peux dire qu’il m’est antipathique, et donc je cherche à rejoindre les jeunes pour monter avec un groupe, se donner des forces. Sitôt rattrapés, ils me disent de passer devant, une jeune femme n’arrive pas à monter, elle est fatiguée, je conserve donc mon rythme et retrouve un anglais qui souhaite maintenant passer par la route parce qu’il n’en peut plus. Je passe devant lui et tente de le motiver, j’y parviens. Un italien se greffe à nous et à chaque marche il dira « Basta ! ».
Puis nous voilà arrivés. Le Machu Picchu est au bout de l’allée.
Je ne sais pas quoi penser, je trouve ça joli, oui, mais je n’ai pas de révélation, pas d’émotion, peut-être que j’aurais dû faire les différents treks pour y parvenir, ou que j’aurais dû monter à la montagne jeune pour le voir depuis les hauteurs, toujours est-il que je fais vite le tour et que je me sens très frustrée. Il me reste encore plusieurs heures à tuer. Et puis j’ai l’impression de n’avoir rien vu. C’est là que je décide coûte que coûte de passer au circuit 2.
Je suis tout de même restée assise près de l’entrée jusqu’à la fermeture complète des lieux.
Maintenant que je suis revenue à Cusco je vais ajouter un paragraphe ici, cet article ne sera donc pas chronologique. Il manquera de vous raconter Lima.
J’avais envie de revenir à Cusco après ma résidence. Il faut également souligner que j’étais très fatiguée de la résidence. Ici, je me retape.
Ce n’est pas tous les jours qu’on peut se balader dans l’ancienne capitale inca, parmi les murs inca et coloniaux, admirer des balcons de l’art mudéjar etc.
Je n’arrive toujours pas à digérer, à vrai dire je ne mange que deux repas par jour.
J’ai visité une église magnifique dans le Valle Sur « Huaco ». Puisque nous étions à côté, nous sommes passés (des connaissances m’y amènent) à Pisac, la terre des hippies. C’est vrai que cela ressemble à un village-caricature et je n’ai pas eu envie de rester. Pourtant, il est toujours réconfortant de voir des hippies acheter des os chez le boucher pour le donner aux chiens errants.
Je n’ai pas revu le chien qui traînait il y a une semaine à Cusco autour de la cathédrale et que j’aimais photographier allongé. Qu’est-il devenu ? Maintenant je vois mieux la souffrance de ces chiens, je vois qu’ils sont frappés oui, parfois on me l’a indiqué, ils sont empoisonnés, ils mangent des poubelles, certains ont de la merde qui s’est solidifiée sur leur pelage, en dessous de l’anus.
Bien sûr, je déchante. Cela n’empêche pas d’apprécier les lieux.
Je rentre dans une boutique pour acheter un sac à dos, une femme est en train de regarder un programme à la télévision, c’est une chanteuse connue qui dit qu’elle ne chante que pour sa mère, que sa mère s’est tellement sacrifiée pour elle, qu’elle pense à elle à chaque fois qu’elle monde sur scène, qu’elle ne serait rien sans sa mère, la femme qui tient la boutique se met à pleurer. Pour peu, je pleure aussi. Je lui dis que je reviendrai. Elle a besoin d’un temps pour elle.
Je pense encore au message de ma mère à la naissance de la fille d’une amie d’enfance qui dit de belles choses mais qui dit aussi qu’elle ne pensait pas que la vie serait si dure.
Comment ne pas penser à ça quand je vois des personnes âgées dormir près de leurs marchandises ? N’ont-ils pas mieux à faire ? C’est-à-dire toucher une retraite et se reposer enfin ?
La rage me gagne souvent.
Au petit déjeuner je fais connaissance d’un Monsieur qui travaille à la Cathédrale, il me propose de me faire rentrer gratuitement cette fois-ci, de me montrer un peu le patrimoine cusqueno.
« On conserve des lettres du 18e siècle. Tu sais ce que c’est ? Des mères venaient écrire au Seigneur des Tremblements (El señor de los temblores), elles s’identifiaient, adresse, lieudit, profession, et elles demandaient la mort du propriétaire (terrateniente) car il a avait violé plusieurs fois leurs filles. Eh bien, en 2024, elles continuent de le faire, avec leur numéro de carte d’identité, adresse, téléphone, mail… »
Elles ne demandent pas justice, elles demandent la mise à mort.
Un ami me dira : « mais sont-elles passées par le commissariat ? »
Il n’y a pas si longtemps, une française que j’ai connue à Lima, m’a dit avoir été violée en sortant de son travail, le soir, dans une ruelle, par un type qu’elle n’a pas vu, qui lui couvrait le nez et la bouche de telle sorte qu’elle ne faisait que s’évanouir et se réveiller pendant qu’il commettait son crime. Elle avait perdu ses boucles d’oreille en argent dans les lieux du crime. Les policiers, avertis, puisqu’elle portait plainte, ont pris les boucles d’oreille comme pièce à conviction. Le temps est passé, elle ne les a jamais récupérées. Je peux comprendre donc qu’une mère désespérée aille voir le Seigneur des tremblements. Après tout, pourquoi ne pas prier pour la mort du violeur.
Ça tombe à pic cette anecdote parce qu’en sortant d’un club de jazz, pas si tard, un jeune homme me demande si je veux un joint, je réponds par la négative, puis il s’énerve et dit « je vais te violer quand même ». Je me suis retournée pour mieux le regarder, et il avait un regard dur, rien ne m’indiquait que ça allait être OK. Je me suis mise à courir comme une dératée et je l’ai semé.
J’en ai parlé autour de moi. Une femme croit savoir qui c’est. Cheveux longs, mince, porte parfois un chapeau, peut-être se drogue-t-il.
Et alors ? Parce que t’es drogué tu vas violer ?
En rentrant à l’hôtel, le jeune homme de l’accueil me dit « tu devais lui plaire ».
Tout est à faire ici. Je ne l’apprends pas.
Quand j’avais soumis l’idée à un ami de déménager au Pérou avant de venir, il m’a dit sèchement : « C’est hyper macho, tu vas péter un câble ».
Tu avais raison Xavier. Il me sera impossible de vivre ici.
Mais ma curiosité reste intacte de découvrir davantage l’histoire de ce pays et de fouler les rues de plusieurs villes péruviennes.
Je ne sais pas si vous connaissiez « el conflicto interno armado » et toutes les atrocités commises entre 1980 et 2000 ? Moi, à vrai dire, je n’en avais jamais entendu parler.
Dans un livre que j’ai feuilleté dans une librairie, ils expliquent que cette violence commence par des chiens errants pendus dans les villes.
Le livre s’intitule « Perros ». Naïvement, je l’ai feuilleté en pensant trouver des mignonneries. Hélas, je n’ai trouvé que des cadavres.
C’est dingue. Ma dernière résidence s’est déroulée au Cambodge et planait l’horreur des Khmers Rouges. Ici, c’est l’horreur du Sentier lumineux dont on ne sait pas tout et qui ne permet pas à la société d’avancer selon un auteur que j’ai rencontré et dont j’ai hâte de lire son livre « Fujimori, el ultimo dictador » (Fujimori, le dernier dictateur).
Il faut dire que dès le lendemain de mon arrivé à Lima, je suis allée directement en librairie. Il y avait dans la vitrine un livre qui s’intitulait « Pussy Pedia ». Intriguée par un titre si drôle, si chouette, si fort, je suis entrée. Sur le comptoir, le livre de José Alejandro Godoy, trônait.
Enfin ! me suis-je dit. Quelqu’un qui ne mâche pas ses mots. Quel bonheur !
Et donc je l’ai rencontré juste avant de quitter Lima pour Cusco où je suis actuellement.
A Cusco, je n’ai pas l’impression de voyager, c’est ce qui me plaît. J’ai l’impression d’y vivre. J’ai ma routine, je connais des gens, je travaille depuis ce balcon qui donne sur les montagnes. Si toutefois j’arrivais à digérer… !
Lima, la grise comme ils disent.
Ma première nuit à Lima, je ne m’en souviens plus, tant j’étais fatiguée des 24H de transports pour parvenir à mon hôtel. Mais très vite, dès le lendemain, un air de déjà-vu, d’une capitale, en travaux, avec une poussière qui affaisse les feuilles des arbres, une pollution nette, et cet agent de sécurité qui se badigeonne de crème solaire. Il en met tellement qu’il est tout blanc.
Ma première réaction c’est d’en mettre moi aussi.
J’avais tout de même eu le doute, je me suis demandée, fait-il comme en Thaïlande, essayer à tous prix de ne pas paraître plus bronzé qu’il ne l’est ?
Mais c’est une vérité : ici, dit-on, le soleil brûle, il ne réchauffe pas.
J’ai donc pris l’habitude, moi aussi, comme je le faisais à Singapour, de mettre de la crème solaire sur le visage avant de sortir de l’hôtel.
Les journées sont denses à Lima, j’ai beaucoup d’activités programmées. Je ne parviens à voir la mer que l’avant-veille du départ. Quel bonheur ! Le soleil enfin, les parachutistes, les surfeurs, et cet expresso délicieux à 6,50 soles avec un cannelé meilleur que les bordelais à 6 soles. Cette ville est cosmopolite, ça se sent.
Toutefois, je vois bien que je ne peux traîner que dans Miraflores, Barranco, San Isidro. Peut-être certains quartiers encore que j’oublie. Mais j’ai vite compris en m’égarant avec une connaissance que l’ambiance peut-être drastiquement différente en dehors de ces quartiers et j’admets avoir eu peur qu’il m’arrive quelque chose.
Tout le monde est ferme là-dessus. Oui Lima est dangereuse.
Qui est responsable ? Est-ce que ce sont les Vénézueliens dont tout le monde parle ? Non, certains se reprennent, ce n’est pas que ça, mais quand même… Je n’en saurai pas plus.
Toujours est-il qu’il y a des armes à feu et que se faire braquer n’est pas rigolo.
Ne sort pas seule le soir, rentre dans des taxis fiables etc.
C’est une autre vie, et je comprends désormais très bien les péruviennes qui résident en France et ne souhaitent pas revenir.
Je n’ai pas envie d’écrire que des choses tristes, mais il est vrai qu’en parlant avec une connaissance de violences sexistes (il y a quelques jours c’était le jour des violences sexistes ici), il me raconte qu’il a un jour demandé à sa mère péruvienne qui habite désormais en Europe « Pourquoi tu as tant supporté les violences de mon père ? Pourquoi tu n’es pas partie avant ? Pourquoi tu nous as fait subir toute cette violence ? » Elle s’est mise à pleurer, me dit-il, elle n’a jamais répondu.
Il poursuit, j’aime mon père, c’est tout de même mon meilleur ami.
Et j’explose.
Je peux comprendre qu’il aime son père. Mais je suis obligée de lui raconter mon histoire, c’est moi qui amène ma mère au commissariat de Lyon à huit ans, c’est moi qui demande à ne plus jamais voir mon père tellement ma vie était devenue angoissante. Je n’ai jamais réussi à aimer mon père. Quand je pense à tout l’énergie qu’il faut pour frapper quelqu’un, ce que ça suppose, puisqu’il faut faire fi de toute moralité, de toute empathie, comment puis-je aimer une personne qui frappe une autre objectivement plus faible, fragile ?
A quel moment, puis-je la trouver digne ? En être fière ? Avoir confiance ?
Chacun a son chemin de vie, mais moi je suis une femme, et on ne pourra jamais demander de pardonner mon père, je ne le ferai jamais.
Je savais que ce voyage se ferait sous l’angle du féminisme.
On est en plein dedans.
PS: Les jours sont une manière de fragmenter le récit, ils ne sont pas fidèles à la chronologie.
PSS: Je n’ai pas tellement le temps d’écrire hélas, j’essaie de rattraper le retard. Je tenais tout de même à vous écrire depuis le Pérou !