Dire ou ne pas dire (Confessions d’une poétesse au Cambodge)

photo pagode propagande

Mon trentième jour ici, et nous y voilà.
La propagande.
Ce message sur une pagode à Battambang m’a fait rire jaune. Je n’ai pas pu m’empêcher de dire à voix haute « Bullshit ! »
J’en deviens obsessionnelle. La liberté d’expression, la liberté, où est-elle ?

La liberté n’est même plus un concept pour moi, elle est désormais une entité, charnelle, matérielle qui me manque et que je souhaite retrouver au plus vite.

Lorsque j’ai demandé à un jeune cambodgien de vingt-deux ans, quel était le poème, l’œuvre, la chanson qui lui redonnait du courage, qui le rapprochait des autres, il m’a répondu : « notre hymne national ».
Il le chante tous les lundi matin avant d’entrer dans la faculté.

J’ai été estomaquée. Je crois que la Marseillaise n’aurait qu’une place très lointaine dans mon panthéon des chansons les plus importantes dans ma vie et qui me relient aux autres.
Et j’ai retrouvé, avec une certaine amertume, ce que me racontait ma famille espagnole qui a vécu la dictature.

J’en deviendrai presque experte maintenant.
Combien de dictatures ai-je visitée depuis que je voyage ?
Cinq je crois et c’est déjà trop.

L’incidence est immense sur les citoyens. Elle est dévastatrice.
La haine envers ce gouvernement est réelle, palpable.
La confiance envers les étrangers, très relative.

Que ce jeune homme m’ait dit, « je trouve les cambodgiens égoïstes », alors même qu’hier j’expérimentais amèrement la fin d’une visite tarifée de la ville, m’a soulagé.
Je venais de débourser vingt-cinq dollars, j’avais proposé aux voyageurs en sac-à-dos que je venais de rencontrer de venir dîner dans le restaurant de mon guide, pour qu’il se fasse un peu plus d’argent encore, je l’avais trouvé si sympathique.
Mais il a fallu qu’il me demande à nouveau de l’aide pour sa famille, il fallait encore que je pense à débourser puisque ce n’est jamais suffisant.
J’en suis lasse, très lasse. Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive.

Certains voyageurs me disent qu’ils ne souhaitent pas rester plus longtemps, qu’ils sont extrêmement déçus. Un voyageur demande au guide, vous n’avez pas peur d’avoir une réputation de rapiats ?
La réponse, honnête, du guide m’a touchée « on s’en fout, l’argent que vous déboursez ne vient même pas dans nos poches, vous n’aidez même pas nos communautés ».

Ce jeune homme que j’ai interviewé à l’instant donc me réconcilie avec le pays. Je n’avais pas choisi la thématique de la jeunesse au hasard avant de venir ici. Mais je ne l’avais pas encore rencontrée. Il est le premier jeune avec qui je peux m’entretenir pendant deux heures pleines à parler de tout sans tabous. Merci à lui.

S’il était très enthousiaste de ce moment de liberté, de ce partage avec « des étrangères » puisque je suis accompagnée de sa professeure américaine qui a son âge, je l’étais tout autant. Enfin une bulle de liberté depuis que je suis arrivée dans cette ville toute seule.

Concernant la sexualité, il me dit, je n’ai jamais eu de relations, mais je suis bisexuel, j’en ai parlé à ma mère, au début ça l’a dérouté mais maintenant elle comprend.

« Ma génération a beaucoup moins peur que les précédentes. On veut que ça change. J’ai même fait des pétitions pour faire remonter au gouverneur des désagréments dont souffraient ma communauté. Évidemment, ça n’a rien donné. »

Je lui ai demandé combien de signataires ? Il m’a dit 100.

Je lui ai demandé 100 sur combien de personnes habitant la ville ou le village ?
– Je peux répondre en famille ? me demande-t-il.
– Oui bien sûr.
– Alors, c’est simple, il s’agit de 20 familles. Mais je n’ai compté que les adultes. On doit donner son empreinte, je n’ai pas demandé aux enfants de le faire.

Quand je lui demande comment il définirait le concept, l’idée de « culture », il ouvre son livre écrit par « un expert » m’assure-t-il, et il me lit la définition.
Je lui demande de fermer le livre s’il veut bien, de me dire ce qu’il pense lui puisque tout est acceptable. Je lui donne moi-même ma définition de « culture » sachant qu’elle est imparfaite, mais elle m’appartient.

Il répond à nouveau de façon un peu plus subjective.

Depuis que je suis ici, on ne cesse de me dire qu’il est important que je mène mes ateliers d’écriture, que les cambodgiens n’ont pas de rapport à l’écriture, ou très peu, qu’ils n’ont pas l’habitude de s’exprimer, de dire ce qu’ils pensent.
Quand je les lance, ça vient et je suis très satisfaite de leurs écrits.

Moi-même, je me demande si je peux dire tout ce que j’écris là, sachant que je vais en vexer un paquet. Mais il faudra débattre ensuite, me laisser continuer mon journal de bord.
J’ai le droit de ressentir ce que je ressens, de penser ce que je pense.

Quand j’avais écrit en Chine, on m’avait émis moins de remarques, mais j’étais alors étudiante et bien moins connue, seuls me lisaient mes proches qui m’avaient demandé de publier ces chroniques. Le livre existe depuis 2014 sous le titre « Impressions de Pékin ». Ce même livre qu’un éditeur franco-chinois n’avait pas voulu publier car « il donne une mauvaise image de la Chine ».

Si vous attendez de moi de porter un regard exotique sur ce pays, je vais vous décevoir.

Ce n’est pas la joie de vivre que je ressens dans les rues. Le travail prend presque toute la journée, il est éreintant pour la plupart, la pression est grande pour être à la hauteur des attentes de la famille, pour survivre. Ce rapport de soumission, de respect, à l’étranger, à celui qui a supposément plus, est malsain. S’il est culturel, et le jeune homme me le rappelle, ce sont nos coutumes précise-t-il, quand il m’est dirigé, j’éprouve une tension immense, je ne m’y fais pas. Je comprends que pour le roi, pour le professeur, il est nécessaire. Mais pour moi ?

– Et pour le Premier Ministre, tu le ferais, je lui demande ?
– Non, pour le Premier Ministre, je ne lui montrerai aucun signe de respect. Je ne peux pas le voir.

Je ne peux m’empêcher de lui demander s’il a étudié la colonisation française en cours, qu’est-ce qu’il en pense ?
Il répond. « A l’époque de la colonisation française, ce que je sais, c’est que les cambodgiens, les haïssaient. Maintenant ça va. Mais nous avons appris toutes les manières qu’avaient les colons français de punir les cambodgiens et c’est moche. »

J’ai déjà entendu ça. Un cambodgien m’avait dit, « les français viennent pour voir leur patrimoine colonial, oh le joli bâtiment, oh le joli marché, mais j’ai envie de leur dire, allez vous faire foutre. »

J’ai dû lui préciser que j’étais française mais que je ne me vexais aucunement.

M’était venue à l’esprit il y a quelques temps, et ce n’est pas vraiment lié à ce que me disait ce cambodgien que je rencontrais, qu’il serait étrange, après s’être fait battre à coups de ceinture, d’exposer des ceintures sur les murs de son salon. Ne serait-ce pas le comble de l’absurdité, de la cruauté ?

Je ne suis pas en train de dire qu’il faut jeter ce patrimoine. Loin de là. A eux de décider.

Les élections sont le 23 juillet, il n’y a qu’un seul parti, qu’un seul choix. On les encourage à aller voter, ce n’est pas obligatoire, mais fortement conseillé…

Quand on me rétorque que la démocratie est un concept occidental, je souris.
Vraiment ?
Je me demande si certain.e.s pensaient ça aussi concernant l’Espagne des années 40, 50, 60… S’ils disaient, la démocratie est un concept de l’Est de l’Europe ou du Nord, enfin tout sauf du Sud hein, donc c’est normal, profitez de Franco encore un peu, vous verrez ça va vous faire du bien.

Je ne sais rien puisque je ne suis là que depuis un mois. Mais ne me racontez pas de sottises, ne me dites pas qu’on s’en tire très bien dans ces conditions. La méditation a ses limites.

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