Lettre pour celle qui est plus jeune que moi et qui a le droit de vote

Ça devait bien arriver. J’ai trente-sept ans. On peut considérer que je suis passée du côté des vieilles. Ça me va.

Je dois te le dire, ma place dans les manifestations est derrière la bannière féministe. C’est là où je sens que j’ai le plus à dire. C’est là où je me sens à ma place.

Ça commence comment ?

Ça commence dans une pièce au-dessus des voies ferrées où il n’y a pas de douche, j’ai cinq ans. Ma mère fuit mon père qui la frappe.
Moi j’ai commencé à m’arracher le cuir chevelu. Je stresse à mort. J’en ai marre qu’il pète des câbles pour rien. Je ne sais pas comment le dire à l’école. J’ai envie qu’on vienne nous sauver.

A huit ans et demi, j’amène ma mère au commissariat et mon père ne reviendra plus. Elle n’aura plus jamais confiance en un homme.

Je rentre dans le monde de l’adolescence. Et là, personne ne me ressemble, à la télévision, dans les films, y’a pas une métisse. Et je ne sais pas pourquoi, je me dis, je ne peux pas être blanche, mais je peux être parfaite. Je tombe dans l’anorexie et quand je rentre à l’hôpital des enfants, je ne suis pas la seule.
Avec le recul, j’ai compris que ce n’était tout à fait ma faute l’anorexie, qu’une société machiste qui a des canons de beauté à l’encontre de la morphologie variée des corps féminins, y avait grandement contribué.

Je vis en Cité HLM mais je fais mon collège et mon lycée ailleurs, dans le public, dans des sections internationales.
Je commence à avoir honte d’où je viens, dans mon lycée, il y a des filles de médecins, d’ingénieurs, de directeurs de ceci, de cela, je ne dis pas toujours où j’habite ni raconte mon quotidien.
J’ai trop envie de vivre comme elles : les vacances à la mer, à la montagne, les vêtements à la mode, l’abondance.
En même-temps, je ne suis pas malheureuse. Seulement la honte est là et dès lors, je vais vivre en tension.
Ça c’est ce qu’on appelle la lutte des classes.

Au lycée, je partage ma table avec une jeune femme qui aujourd’hui est députée pour le RN.
A l’époque, elle voulait se présenter aux Miss Côte d’Argent. Je ne sais plus si elle a gagné. Je l’admets, je ne m’y intéressais pas.
Je ne sais pas si elle sait mais notre professeur de littérature espagnole qu’on adorait toutes les deux, qui nous a tant appris, m’a confié que son père a été tué par les franquistes dès l’arrivée au pouvoir de Franco. Il était vétérinaire et Maire élu sous la République. Elle ne sait pas où il est enterré. Je ne m’en remets toujours pas.
Comment, après tant avoir étudié la Guerre d’Espagne, cette jeune femme peut-elle porter les idées d’un parti politique proche des idées fascistes, révisionniste, antisémite, islamophobe, anti-étrangers, les mêmes idées qui ont conduit les franquistes à tuer le père de notre prof en 1936 ? Leur slogan, aux franquistes était « Viva la muerte ! », c’est-à-dire « Vive la mort ! » et c’est ce que je vois dans le RN.

Au lycée, j’ai de bons petits-amis. Ils s’intéressent tous à mon plaisir. Je n’ai pas à me plaindre. Ils m’ont donnée les bonnes bases sexuelles : cunnilingus, jouir.

Je rentre à Sciences Po Grenoble. Si t’es jolie, t’es dans les populaires, t’es invitée aux soirées, tu peux sortir avec des mecs. C’est tout naze, mais je rentre dans le jeu. Le CRIT (rencontres sportives) est un univers totalement machiste. Je m’éloigne des cercles « hype » et je reprends un projet plus important que celui de plaire aux hommes : partir à l’étranger.

Je pars à Singapour. A cette époque, je suis célibataire : je veux découvrir un maximum de choses, je prends au vol toutes les opportunités.
Je rencontre un tradeur et dans sa chambre d’hôtel, il a un tableau avec des photographies de toutes ses conquêtes dénudées.
Je m’entiche d’un anglais. Son meilleur pote raconte dans le réfectoire sans cesse qu’il se fait dévorer la bite par un énorme vagin. OK.
Je me sens mal, mais je ne comprends pas.
Dans les thermes de Budapest, un mec se branle en face de moi. Quand je vais chercher les surveillants, ils rigolent et me disent « ça va, le type ne t’a pas violé, non plus. Au mieux c’est flatteur, au pire c’est drôle. »
Aux Philippines, sur l’île de Palawan, je rencontre une jeune femme de mon âge. Elle est originaire de la Corée du Sud. Elle fuit son mari qui la frappe. Apparemment, c’est légion là-bas. Elle me raconte que sa mère lui a donné de l’argent pour voyager trois mois, se retaper, et revenir chez son mari.
C’est ce qu’on appelle un univers masculiniste et ça, ça fait beaucoup de mal.

Pendant mes études, j’ai des problèmes pour payer mes factures de gaz, l’assistante sociale me donne du cash là où certains de mes camarades nantis ont un budget pour faire la fête.
Je ne sais pas voler, mais acculée je vole dans un supermarché une boîte de tampon parce que je ne peux pas faire autrement.

J’obtiens mon diplôme mais je n’ai pas de réseau, je ne trouve pas de travail. Je ne suis pas la seule dans ce cas, mais personne ne peut m’aider. Tous les stages en tant que journaliste n’ont débouché sur rien malgré un mémoire que ma prof veut publier dans les Presses de Sciences Po mais j’ai peur de me griller auprès des médias. Je ne donne pas suite à sa proposition.

Je tombe dans la précarité, le RSA, tout ça, j’ai une petite carte pour aller aux restos du cœur. Bon, j’ai aussi cette manie d’aimer écrire, et je suis bien naïve, je crois que je vais pouvoir être payée pour ça.
J’enchaîne les petits boulots. Mon dernier directeur me demande de coucher avec lui, rien de bien méchant, mais comme ça il peut me créer un poste de secrétaire sur mesure à 2500 euros par mois pour travailler dans son bureau. A cause de lui, je vais quitter Paris. Je ne veux pas coucher avec lui, il a l’âge de ma mère, et surtout, j’ai pas envie que l’équipe apprenne que je deviens sa secrétaire dès le lendemain.
J’ai BAC +5, il est fou ou quoi ?
J’ai honte qu’il me propose ça.

Ce qui me fait prendre la plume, c’est que je commence à me sentir hyper bien en tant que femme, malgré le fait que oui, il m’est arrivé des trucs graves, et qu’ici je n’en parlerai pas. Mais il a fallu cette vague féministe, ce #metoo, il a fallu des mouvements sociaux qui ont prôné la gentillesse comme Nuit Debout, pour qu’enfin j’ai confiance en moi, il a fallu aussi, évidemment, vieillir, continuer à se former, travailler sans relâche et souffrir, guérir, souffrir, guérir. Mais ce n’est pas encore fini. Il y a encore beaucoup de mesures qui doivent être prises, encore tellement de connaissances qui doivent être accessibles à toutes pour que toi, femme, plus jeune que moi, tu vives une vie meilleure que la mienne.

Alors pourquoi je voterai le Nouveau Front Populaire et pourquoi je me démène depuis dimanche dernier pour aider cette alternative politique que j’estime juste, féministe, écologique et solidaire ?

Parce que ma mère est épuisée et je veux qu’elle parte à la retraite maintenant, je veux qu’il y ait des blocages des prix des biens de première nécessité dans l’alimentation, l’énergie, et le carburant (j’ai envie de faire mon plein plus souvent, j’ai envie que ma mère arrête d’aller au Secours Populaire), un smic minimum à 1600 euros oui, revaloriser les APL à 10% banco, la construction de logements sociaux, banco, réduire les effectifs dans les classes oui, abolir parcours sup oui, le repas à un euros au CROUS oui, prendre en compte le RSA pour valider des trimestres de retraite oui, adopter une loi intégrale pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles banco, instaurer l’égalité salariale, créer un congé menstruel, prendre en charge par la sécurité sociale les protections menstruelles et sanctionner les fabricants qui ne respectent pas le contrôle sanitaire et la régulation des prix mais oui !

Étendre la gratuité dans tous les musées nationaux oui, adopter une diplomatie féministe en augmentant les financements internationaux pour les droits des femmes oui, et encore oui !
En fait, le programme du Nouveau Front Populaire me convient parfaitement.
C’est plus que ce que j’aurai demandé.
Je veux les amener au Parlement et retourner comme Max dans Furiosa dans la foule des innombrables qui les surveilleront pour qu’ils ne nous trahissent pas.

Écris-moi si t’as des questions. Je suis à ta disposition.
NM.

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