Pour celle ou celui qui se cassera le pied

Moi, j’aurais voulu savoir ce que ça implique de se casser un pied à la trentaine bien entamée.
Peut-être que comme moi, par naïveté, tu vas prendre comme argent comptant ce que te dit l’interne aux urgences : « on vous prescrit 6 semaines d’arrêt ».
Tu vas essayer de garder le moral (pourquoi pas ?), de garder la forme, de tenir bon.
Tu vas faire toutes les démarches, appeler ta mutuelle, débloquer des fonds pour les livraisons, les aides ménagères, les infirmières. Oui, elles vont te piquer tous les jours (anticoagulants). Tu auras des petits bleus sur le ventre, tu vas demander à ce qu’on t’explique, tu veux te piquer toute seule, pour être plus indépendante, ne pas les attendre le matin, tu vas pincer la peau de ton ventre et bien mettre l’aiguille à la perpendiculaire, et doucement tu vas injecter tout le liquide puis, tout aussi doucement, tu vas l’enlever. On va te faire deux fois par semaine des prises de sang pour vérifier tes plaquettes.
Pendant ces semaines-là, tu vas te battre, tu vas même, en plusieurs fois, faire le trajet jusqu’au laboratoire quand ils ne peuvent pas passer chez toi, habituellement dix minutes, tu vas en mettre trente, dans un état de fatigue extrême, mais c’est ta seule sortie de la journée donc t’y tiens.
Au bout de trois semaines de plâtre et de fauteuil roulant, puis trois semaines de botte de marche sans pouvoir vraiment marcher, tu vas te laisser tomber.
Te dire : bon, je ne résiste plus, je dors, je ne force plus pour travailler, je ne me maintiens plus en forme.
Une caissière me l’avait dit « avec votre pied cassé, logiquement, vous devriez manger deux fois moins. » Mais déjà déprimée par l’immobilité, j’ai mangé, comme d’habitude, à tous les repas, et j’ai cuisiné un peu plus que d’habitude des plats un peu plus sympas.
Donc tu vas grossir. Mais surtout tu vas perdre ta masse musculaire.
Et là, si toi aussi, tu aimais faire du sport, te sentir en forme, puissante, ça va être un peu dur.
Tu vas faire des rêves les premières nuits avec ton plâtre où tu fais du galop avec un bon cheval que tu aimes, tu surfes une vague qui se déroule parfaitement, tu mets le feu sur la piste de danse, tu cours comme une dératée derrière un bus que tu rattrapes à l’arrêt, et quand tu te lèves au milieu de la nuit, la première envie est de défoncer les murs à coup de poings. Tu te dis que ça te ferait ressentir quelque chose d’autre que ce pied raide.
Tu auras des amis qui passeront te voir, certains, les meilleurs, qui viendront t’aider, à te doucher, à faire le ménage, à te faire à manger, à jouer avec toi à tous les jeux inimaginables dont les échecs. Tu ne sais plus que la case blanche doit être à droite du plateau.
Comme tu ne vis rien, chacun.e viendra avec ses histoires de cœur. Tu feras la psy. Toi tu as déjà des problèmes matériels, ou tu soutiens quelqu’un qui est tombé dans la misère, bon, tu écoutes quand même ces histoires d’amour qui vont, pour la plupart, se finir. Tu te demandes pourquoi elles.ils ne le voient pas déjà.
Tu n’as pas l’énergie pour travailler, tu te forces, mais ça ne donne rien.  Tu t’endors sur ton clavier.
Évidemment, tu vas regarder une tonne de séries, tu vas regarder des films que tu as déjà vus, d’autres que tu n’as pas vus, tu vas lire enfin des livres que tu voulais lire après trois semaines de fatigue, puis tu vas te lasser.
Tu as tellement cru aux six semaines, que tu as déjà annoncé à tout le monde que t’irais mieux dans six semaines, que t’allais te casser dans ta ville favorite pour respirer un peu.
Tu vas découvrir ton pied bleu, informe, petit, gonflé, endolori et raide en même temps, au fond de ta botte de marche quand il faudra l’enlever. Tu vas le laver.
Tu n’as qu’une hâte, enlever la chaise de la douche mais tu ne peux pas encore tenir sur tes deux pieds.
Tu commences la rééducation.
Ton kiné part en vacances, il ne te le dit pas, mais il y a une remplaçante.
Grâce aux massages, tu as pu enlever les œdèmes, les hématomes, ton pied n’est plus bleu.
On t’avait parlé d’un syndrome à l’hôpital. Tu n’as pas retenu le nom mais là, vu que ton pied gonfle et transpire à mort, tu tapes sur google et tu retrouves le nom « algodystrophie » et la description « survient surtout pour les femmes après la trentaine ».
Merde, t’es dedans.
L’interne croyait que tu étais plus jeune.
Tu ne vas pas pouvoir marcher sans boiter, tu vas utiliser encore tes béquilles que tu utilisais quand tu avais le plâtre, puis la botte de marche, tu vas reprendre des antidouleurs, tu vas réduire tes mouvements, tu vas éteindre tes élans.
Ça va être long, chiant, exaspérant, déprimant.
Tu auras d’ici là fait le tri un peu dans tes ami.e.s. Bon, de toute façon, ça fait longtemps que tu devais le faire. Tu vas reprendre tes séances de psy, ton corps a changé, tu es un peu isolée à force d’annuler ta présence à toutes les soirées, c’est bien chiant.
Mais, étonnamment, tu vas aimer ta présence, tu vas vivre dans un monde parallèle un peu surprenant où tu vas réussir à t’occuper et à évoluer à ton rythme.
Ça ne va pas être facile, je n’en suis pas sortie, je ne peux pas encore te dire « écoute, je m’éclate, je cours comme une biche dans les champs de coquelicots, j’ai totalement oublié ce que ça faisait d’avoir un pied cassé. »
Mais il va falloir te dire que ta meilleure et plus chère compagnie, c’est toi.
Et que tu vas œuvrer pour retrouver ton pied à l’identique, ta forme à l’identique, ton moral à l’identique. Mais peut-être qu’à l’inverse des « fake it ‘til you make it » que tu utilises pour tes chagrins d’amour, tu vas plutôt te dire « ce qui ne tue pas rends plus fort ».
On t’aura tellement dit « tu t’es pas loupée » que tu pourras leur répondre : « si, je me suis loupée. La preuve : je suis vivante et ça, c’est tout ce qui compte. »
Bisous.

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