Première lettre d’une poétesse en souffrance

J’ai sorti le rouge à lèvres de ma trousse de toilette.
Je ne l’ai pas sorti depuis sept mois.
J’ai refusé de me maquiller, je ne veux pas mentir.
Je ne vais pas bien du tout.
J’ai complètement perdu la notion de temps.
Il m’est impossible de regarder un calendrier.
Tout s’arrête pour moi le 31 décembre 2024.
L’ostéopathe/étiopathe/nutritionniste me tourne la tête de gauche à droite plusieurs fois violemment en se situant derrière moi alors que je suis allongée.
Ma première pensée, je m’en souviens encore, c’est de ne pas faire de mouvement brusque, pour qu’il ne me « loupe pas ».
Qui sait ce qu’il peut m’arriver ?
Je n’y connais rien en anatomie mais il me semble que le cou est important.
Alors je respire fort et j’attends que ça passe.
Puis il me prend les deux bras, me les croise sur le thorax et me pousse vers l’avant, tout ondule et craque.
Je n’avais pourtant qu’une petite pointe au dos. Je pensais qu’il me ferait un massage, une manipulation douce.
Je suis venue le voir parce qu’un ami m’a donné un coup au nez et ce même ami me conseille cet ostéopathe, pour se faire pardonner, parce que ça me fera du bien.
Est-ce que je fais bien de lui faire deux fois confiance alors qu’il m’a déjà blessé une fois ?
En sortant du cabinet de l’ostéopathe, je me rends compte que j’ai mal à la mâchoire, qu’elle est décalée à gauche. Je ressens une certaine pression aux oreilles et au crâne.
Mais je suis de bonne humeur, je me dis que tout ce que je ressens n’est que passager.
C’est la fin de l’année, on ne va pas se gâcher le moment.
Le lendemain, les douleurs m’empêchent de dormir.
Mon dos semble scarifié, les acouphènes prennent toute la place, une vertèbre au niveau du cou a gonflé.
Est-ce normal ?
Dans la nuit, je pleure comme si j’avais soudainement une fièvre si forte qu’elle me travestit le visage. J’expérimente la douleur physique comme je ne l’ai jamais connue.
Je ne dors plus que deux heures par nuit et sous la recommandation de cet ostéopathe que je ne connais pas, auprès de qui je prends conseil (Monsieur, que m’arrive-t-il ?), je me lève et pars nager, pour « m’activer » car « inutile », dit-il, « de lézarder ».
Puisque je reviens d’un voyage au Pérou, j’ai encore la chaleur de l’été alors que nous sommes en hiver et cette énergie débordante d’avoir vu un monde différent de celui auquel je suis habituée.
Je peux donc résister face à des nuits sans sommeil. Mon moral, intact, puisqu’il n’a jamais vécu ça, ne sombre pas dans le négatif. Il n’y a pas à s’en faire, dans quelques jours cela sera du passé.
Mais quatre jours plus tard, je revois l’ostéopathe. Il me refait craquer les cervicales de la même façon et les dorsales. Il me dit : « elles n’étaient pas passées celles-là ».
J’ai cette inflammation au niveau d’une cervicale. Quelque chose ne passe pas. Mais quoi ?
Je ne reconnais plus mon corps. Les acouphènes extrêmement forts m’empêchent d’entendre la sonnerie de mon téléphone portable. Ou bien ai-je perdu de l’audition à gauche ?
Je ne dors plus.
Comment pourrais-je le faire ? Mon dos ne reconnaît pas ce qu’il aimait le plus, le matelas sur lequel depuis des années il s’écroulait de fatigue et s’abandonnait avec bonheur.
Je ne sais surtout plus comment poser ma tête, mon cou me paraît totalement étranger, il m’est impossible de le poser sur le matelas.
J’ai mal.
A huit jours des manipulations aux cervicales, je me dis que la douleur est intense mais que tout va s’arranger. Seulement je ne vais plus dormir et pendant près d’un mois et demi je ne vais dormir qu’une nuit sur quatre, d’épuisement. Mon visage se transforme progressivement. Je perds le sourire. Des grimaces apparaissent. La souffrance s’installe.
Moins je vais bien, moins je sors.
J’essaie de me reposer dans la journée, j’essaie de m’allonger mais ne m’endors pas.
J’ai perdu totalement la faculté de dormir.
Vient alors la semaine de terreur car pendant cinq nuits consécutives je ne vais pas réussir à dormir ne serait-ce qu’une heure alors que je suis allongée, alors même que je suis épuisée.
Ce 7 février dans la nuit je vais appeler des amis proches qui vont venir dans la demi-heure.
Faut-il m’amener aux urgences ? Le 15 propose l’hôpital public. Mais que feront-ils de plus ?
Une amie m’amène chez elle. Dans la baignoire où je prends un bain chaud, je me balance d’avant en arrière. Je ne comprends plus ce qu’il m’arrive. Je ne peux plus me reposer.
Je dors trois heures cette nuit-là et ça me semble la plus grande des victoires. Le soir, je reste chez un couple d’amis mais je ne parviens pas à dormir cette fois-ci. Il faut m’amener aux urgences, n’importe lesquelles, les psychiatriques s’il le faut. J’ai besoin d’une pilule magique, je veux qu’on m’éteigne, qu’on m’assomme.
« Est-ce que vous voulez vous tuer ? Et comment vous y prendriez-vous ? » me demande-t-on à l’hôpital psychiatrique.
Je regarde à travers la vitre mes amis qui rigolent.
Évidemment que non, je ne veux pas mourir, je n’oserai jamais les décevoir.
Comment je m’y prendrai ? « A vrai dire, si j’avais eu une arme », je dis au docteur, « je me serai tiré une balle, les acouphènes sont trop forts ».
Je ne veux pas mettre fin à ma vie, j’explique, je veux simplement fuir la douleur.
Tout au long de ces sept mois, je vais vouloir mettre fin à mes jours une centaine de fois.
Encore est-il qu’on me renvoie chez moi. Ce n’est pas psychologique, c’est somatique.
D’accord. Mais entre-temps, je fais comment ? Qui peut me dire ce que j’ai ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Une pilule magique m’a été donnée. Seulement, elle déhiérarchise le sommeil. « Mais de toute façon, Monsieur » dit mon amie qui m’accompagne « elle ne dort plus ». Cette pilule peut à moyen terme provoquer la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson. En tous les cas, dans l’immédiat, elle donne des absences. Et je vais l’expérimenter très vite. Mais qu’est-ce qui était pire puisque sans dormir, je ne savais plus ce que je disais, je me répétais, je ne fonctionnais plus ?
J’ai arrêté de me regarder. Je ne sais plus à quoi je ressemble et ne veux pas le savoir.
Je me lève le matin avec du sang plein la bouche. Mes gencives saignent. Je suis si fatiguée, je n’y prête pas attention.
J’ai honte à vrai dire. Honte d’être tombée. Je sais bien que ce n’est pas ma faute, qu’on m’a fait du mal mais j’ai terriblement honte.
Je ne travaille plus alors j’ai l’impression de ne plus exister.
Je m’enferme chez moi et je tente de dormir avec cette pilule magique.
On m’a dit que dans un mois tout serait comme avant. J’y crois dur comme fer.
A huit heures du soir je la prends au dîner, à dix heures je me mets au lit.
Je ne parviens à dormir que quatre à cinq nuits sur sept. La pilule magique ne marche pas à tous les coups.
Quand je l’arrête (et on ne me dit pas comment l’arrêter), je pars en crise d’angoisse et en crise de panique. Ce sont les effets rebond du médicaments.
Moi qui n’ai pris que des dolipranes dans ma vie, je ne comprends pas ce qu’il m’arrive.
Je ne suis plus maître de mon corps ni de ma psyché. Je suis totalement perdue. Je subis.
Mes amis s’inquiètent, suivent de près mon évolution.
Puis ma mère commence à s’inquiéter terriblement. Ça ne va pas. Elle ne m’a jamais vu comme ça.
On appelle le 15. On me donne encore d’autres pilules.
Désemparée, elle appelle mon meilleur ami qui viendra me chercher à la gare.
C’est lui qui va prendre soin de moi. Je vais aller un peu mieux, puis je vais faire des rechutes de sommeil. Impossible de dormir quand je suis fatiguée, fini les siestes.
Ce sommeil que je pouvais déclencher quand je le souhaitais toute ma vie durant, je l’ai perdu.
Je ne suis plus la bonne grande dormeuse. Je suis désormais en détresse. Je ne peux plus rien prévoir.
Je vais toutefois m’acquitter de certaines obligations professionnelles. Certains partenaires vont être compréhensifs et bienveillants. D’autres, et c’est pour moi le plus inattendu puisque leurs discours sont à gauche, vont être clairement maltraitants.
« On ne veut pas te donner un coup de plus ». Sans blague. Je suis déjà à terre. Et ils continuent de creuser.
Ce n’est pas grave. Je le saurai pour la suite si je survis.
C’est de ça dans il est question. Si je ne me tue pas avant, si je ne meurs pas d’épuisement avant.
Récemment, je me suis effondrée. J’ai mélangé mes deux langues maternelles. Impossible de faire la distinction. Mon cerveau à bout a choisi le mot le plus proche qu’il soit espagnol ou français. Et j’avais du mal à marcher. Il a fallu que je m’allonge, qu’on appelle le 15, encore une fois.
« Peut-on la faire dormir ? L’anesthésier s’il le faut ? Je vous en supplie, aidez-là » demande ma mère.
« On sait qu’on a failli te perdre » me disent les amis.
La mort rôde et je suis empêchée de faire ce que j’aime le plus : lire et écrire.
Je n’ai pas lu un seul livre depuis sept mois.
Celui qui m’a donné le coup au nez et qui m’a conseillé son ostéopathe ne va venir me voir qu’une seule fois. Il fera une cagnotte plus tard pour m’aider.
Des amis vont venir m’aider dans mon quotidien puisque j’ai perdu en autonomie. Me faire à manger, le ménage. Certains vont même dormir chez moi, me donner la main quand je ne peux pas dormir.
Dans les transports, une connaissance va me tenir la main pendant une heure le temps que ma crise d’angoisse se calme. Elles arrivent par surprise et me submergent.
Tout mon temps je vais le mettre dans les mains des médecins qui vont essayer de me soulager, de me soigner. Mais rien n’est « magique », tout va demander des mois, peut-être des années.
La liste des dégâts produits par ces manipulations est longue.
Je ne sais pas encore ce qui est réversible et ce qui ne l’est pas.
Je n’arrive plus à me concentrer, à avancer dans ma vie.
Alors on me conseille de lire, cinq petites minutes par jour et c’est déjà énorme.
Je retrouve un livre que je lisais en décembre. Giovanni Falcone.
Il faut bien résister, ne pas lâcher. Pourquoi j’aime ce livre ? Parce qu’il s’agit de justice, de causes plus grandes que la vie d’un homme. C’est bien comme ça que j’ai pensé vivre et mourir. Ce n’est pas en sortant d’un cabinet paramédical que je dois quitter la scène.
Mais surtout, il faut tâcher de claquer après ses parents. C’est ça qui me fait tenir dans les moments les plus difficiles.
Je ne remercierai jamais assez mes amis, les plus proches, qui m’aident constamment. Mais aussi les amis de longue date, d’enfance, celles et ceux que j’ai perdu de vue depuis vingt, trente ans et qui me demandent de mes nouvelles, qui me font tenir avec des messages d’amour et de compassion. Et ma mère qui désormais vit avec moi pour m’aider dans mon quotidien.
C’est bien la première fois que j’écris sur des souffrances physiques qui m’empêchent de vivre et j’espère que cela aura une fin.
Je vous embrasse.
Nathalie.

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