Du dernier jour au premier : mon séjour au Pérou

Cet article suit la chronologie suivante : des derniers jours au Pérou jusqu’aux premiers.

 

LIMA

 

La dernière image forte que j’ai dans la tête c’est une sculpture le long de la mer, près du centre commercial Larcomar dans le quartier de Miraflores.
Jusqu’à présent, je ne connaissais que deux ours, Winnie-the-Pooh et Teddy Bear. Voilà qu’apparaît l’ours Paddington. Il porte une valise avec l’inscription « Wanted on voyage » et « Please look after this bear », traduit immédiatement en espagnol « Cuiden de este oso, por favor ». En français : « Prenez soin de cet ours, s’il vous plaît. »
J’observe longuement la statue, je lis l’écriteau, je ne connaissais pas l’histoire, je ne connaissais pas l’auteur Michael Bond, et je suis saisie d’une sensation étrange. D’une part, arrive tout de suite la douceur de la mousse d’une vague qui m’englobe me procurant un bien-être immédiat. D’autre part, un sentiment de déchirement s’installe qui ne m’appartient pas tout à fait mais que je vis par procuration. Si ça continue je vais pleurer devant tout le monde comme une idiote, parmi les passants fortunés, les touristes, les vendeuses de produits artisanaux avec leurs enfants en bas âge dans les bras.

Plusieurs souvenirs m’assaillent comme une myriade de petits cailloux qui proviennent du même météore, et manque de bol, ces cailloux s’abattent directement sur moi.
Une vidéo, vue au Musée national de l’histoire de l’Immigration, d’un homme qui raconte sur les quais de Marseille que sa grand-mère lui avait préparé son repas préféré qu’elle avait soigneusement emballé. Le jeune homme, pressé comme il l’était d’atteindre la France, avait jeté les boulettes de viande dans la mer. Il dit, face caméra, qu’il pensait que la nourriture serait bien mieux en France, et qu’au-delà de la simple nourriture, il pensait déjà au bon accueil qu’il recevrait dans cette terre étrangère. A son arrivée, personne ne lui a adressé la parole, il s’est senti perdu, il est allé dans une boulangerie, il a acheté un jambon-beurre qui n’avait aucun goût. Il s’est alors mis à pleurer et à regretter les boulettes de viande de sa grand-mère. J’ai pleuré en regardant la vidéo. En écrivant ces lignes, je m’émeus encore.
J’imagine qu’éreintée par l’actualité politique mondiale, je suis très perméable à ce sujet. Aussi, parce qu’après tant d’années, je crois que je n’ai toujours pas compris les choix qu’ont fait mes parents de quitter leur pays et de s’installer ailleurs. Car cet ailleurs, de ce que j’en sais, ne leur a pas offert une vie matériellement meilleure.

Mais cette histoire me procure aussi une sensation de bien-être, elle me rappelle mes meilleurs voyages dont un séjour à Taïwan. Je garde plusieurs scènes gravées dans ma mémoire, l’accueil infatigable des habitant.e.s, l’impression d’avoir mangé tout ce que Taïwan avait de meilleur et ma balade dans la campagne à PingTung où j’ai découvert une église dominicaine au milieu d’une végétation clairement tropicale. Je ne savais pas que l’Espagne avait colonisé une partie de Taïwan et avait été chassée par les Hollandais.

Au Pérou, la colonisation espagnole a débuté au 16ème siècle et durera trois siècles.
Il est impossible de passer à côté de ce pan de l’histoire du pays. Par mon accent, puisque j’ai vécu en Espagne, je suis vite repérée, et l’on me signifie avec amabilité que c’est l’accent du colon. J’essaie très vite d’intégrer du vocabulaire péruvien à mes phrases, l’immanquable «¡Bacán!» que j’affectionne tant et ce fameux « Ya, listo » qu’ils disent à la fin d’une phrase pour indiquer que ça a bien été compris mais aussi pour passer à autre chose. Je ne dis plus « el centro histórico » ou « el casco viejo », je dis « la plaza de armas ».

Être d’origine espagnole me rapproche et m’éloigne de ce pays en même temps.
Heureusement que je suis métisse car je peux puiser dans toutes mes origines, mes langues et dans tous mes souvenirs, donner l’impression que je suis de nulle part.
Je pense souvent à la remarque d’un chauffeur de taxi à Pékin.
Je l’ai racontée dans le recueil Impressions de Pékin et je vous l’insère ici :

« Je lui explique que mon père est hongkongais et ma mère espagnole. Il m’interrompt en s’exclamant « Mais alors comment peux-tu être Française ? » Je rétorque que je suis née là-bas, j’ai tout là-bas : mes meilleurs amis, ma vie, mon éducation, mes amours, mes attaches, mes tristesses, mes souvenirs… Il réfléchit. Une puis deux minutes s’écoulent. Il conclut lorsque nous arrivons à l’entrée de mon dortoir : « Mais ça ne fait toujours pas de toi une Française ! Ton sang est chinois : il est plus coriace que le sang espagnol. Tu es sans aucun doute Chinoise ! » »

La colonisation espagnole, c’est aussi et surtout l’évangélisation des populations locales et le syncrétisme religieux. Et pour voir ça il n’y a rien de mieux que de visiter les églises et les cathédrales.
La visite du monastère des Franciscains et les catacombes au Centre de Lima s’avère incontournable. Moi qui, à mon grand regret, n’ai jamais mis un pied en Andalousie, je peux enfin découvrir une œuvre d’art mudéjar, la coupole sculptée en bois au-dessus des escaliers avant d’entrer dans la magnifique bibliothèque d’époque.
Ce monastère est indécent d’opulence. Le guide qui nous fait la visite, le relève avec une certaine ironie : « Trouvez-vous qu’ils cultivent les idéaux de pauvreté et de charité ? »
Certaines salles sont recouvertes de feuilles d’or, les objets liturgiques divers et variés contiennent pierres précieuses et diamants, les chapes sont brodées au fil d’or et d’argent, des fresques ornent les couloirs. Certains franciscains, excédés par la contradiction de vivre dans l’opulence, s’étaient rebellés nous dit le guide et ont vandalisé les fresques. Les visages de certains saints ont disparu. Des orangers superbes parsèment le patio.
Dans les catacombes, le guide nous dit que seuls les esclaves d’Afrique pouvaient y travailler, que les péruvien.ne.s n’y arrivaient pas car c’était un labeur trop dur, trop ingrat.

Pour moi c’est une première.
Je ne savais pas que des esclaves d’Afrique avait été importés pendant la colonisation.
C’est donc pour ça que les péruvien.ne.s m’ont sommé de faire des recherches sur tout ce qui est en lien avec la culture « afro peruana ».
Et de là découle tout ce racisme, cette « pigmentocratie » (hiérarchie sociale par la couleur de peau), ces discussions autour du « negro » (noir) ou du « marrón clarito » (marron clair).
Impossible de ne pas penser au philosophe marxiste José-Carlos Mariátegui et ses Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne. En 1928 il écrit : « Et du fait que les haciendas de la côte avaient recours à l’importation d’esclaves noirs, les caractéristiques d’une société esclavagiste se mêlèrent à celles d’une société féodale. »

 

 AREQUIPA

 

À Arequipa, j’ai l’impression d’être dans l’Espagne des années 50 à 90. Je loge dans une auberge de jeunesse mes quatre derniers jours mais je suis arrivée dans cette ville de nuit et mon premier hôtel est une maison coloniale appartenant à des « agrimensores ». Puisque je ne connaissais pas ce mot, j’ai regardé la définition sur internet : « nom que donnaient les Romains aux arpenteurs officiels chargés de partager les terres entre les colons qui s’installaient sur les terres conquises. »
La maison dispose de plusieurs patios, les chambres ont un plafond voûté de 4 à 5 mètres de hauteur, les lits sont à cadre métallique, la décoration est vieux jeu. Par chance, il n’y a aucun crucifix, aucun chapelet ni bible dans les tiroirs. Le tableau de l’entrée représente le poète Mariano Melgar.
Pourtant, quand on me fait visiter ma chambre dont les fenêtres à barreaux métalliques donnent sur le dernier patio, je demande à en changer, à en occuper une moins belle mais en face de l’entrée.
Cette pierre blanche des murs, le « sillar », résultant de l’explosion d’un volcan proche du Chachani, m’intimide.
J’ai l’impression de dormir dans un couvent et cela ne m’enchante pas.
À l’inverse, les autres hôtes s’émerveillent et disent qu’ils dorment enfin dans un « palace ».
Cela contraste avec le réceptionniste qui me regarde avec compassion et me demande : « Vous êtes sûre que vous allez supporter de dormir ici ? »

Toute la ville donne une impression austère.
En face de mon hôtel se trouve le couvent de Santa Catalina que je visite en long, en large et en travers. La guide me dit que les esclaves aidaient les bonnes sœurs et vivaient dans des conditions très difficiles. Je ne savais pas encore qu’il s’agissait des esclaves d’Afrique.
La nuit, mise à part le samedi soir où la fête dure longtemps, semble être un couvre-feu permanent tant il n’y pas d’ambiance.

Je n’ai pas réussi à enfiler ma « casquette de touriste » après ma résidence de médiation. J’ai contacté l’Alliance Française d’Arequipa pour coller mes poèmes. Qui sait, malgré les murs d’une blancheur inquiétante, je vais peut-être pouvoir y laisser quelques mots et avec un peu chance, ils resteront.
Je fais la rencontre de Gabriel, le bibliothécaire de l’Alliance. Il est très motivé pour m’aider à trouver le matériel car j’ai tout laissé à Lima.
Nous cherchons de la colle dans tous les centres commerciaux de la ville, tous les magasins de bricolage. Comme nous ne la trouvons pas, nous la faisons chez lui. C’est la première fois qu’un.e péruvien.ne m’invite dans son appartement. Dans la cuisine, une fontaine à eau sur le plan de travail me rappelle que l’eau n’est pas potable. Pour le reste, rien à signaler.
Lui aussi, comme de nombreux péruviens que je rencontre pendant mon voyage, de classe moyenne, cherche à perdre du poids.
Cela contraste avec l’image que j’ai encore très vive d’un SDF extrêmement maigre dans le Centre de Lima assis sur une chaise derrière un écriteau qu’il a posé au sol qui dit : « Pesarse es salud » (Se peser est une question de santé).
Inutile de dire ce que cela provoque en moi, j’en ai parlé dans Le journal d’Elvire brièvement, ou encore dans Les hommes sont absents un peu plus longuement. Pour une ancienne anorexique, la phrase est bouleversante.

La colle que nous préparons contient de la farine. Je suis tellement contente de coller que je m’applique comme je l’ai rarement fait. Les poèmes ainsi affichés tiennent encore dans les rues d’Arequipa plus d’un mois plus tard.
Il n’y a qu’un poème qui disparaît dans les heures suivant le collage. Il s’agit de « Nous serons infatigables ». Très certainement c’est le propriétaire du mur qui a repeint par-dessus l’affiche et le petit graffiti que quelqu’un avait laissé avant moi. Pas sûr qu’il ait lu le poème.
En collant le poème « Insubmersible » près d’un supermarché, un homme s’approche puis s’en va. Je le rencontrerai plus tard à Lima, dans une librairie d’architecture et de design. Il avait pris en photographie mon poème.

Cette ville me fait penser à deux films : le premier, « Get out » de Jordan Peele (2017). A la fin du petit-déjeuner, les femmes du réfectoire baissent un rideau en bois pour fermer la cuisine. On dirait qu’il date de l’époque coloniale. Les hôtes de l’hôtel où je me trouve qui, de ce que j’en ai vu, sont tous blancs et assez âgés me font aussi penser à l’ambiance du film. Le second film est « The Magdalene Sisters » de Peter Mullan (2002). À force de marcher le long des églises, des couvents ou encore de la cathédrale, j’ai envie de me détacher les cheveux comme le fait le personnage de Bernadette à la fin du film lorsqu’elle voit des bonnes sœurs arriver vers elle.
Cette pulsion que j’ai ressentie très fort dans ce film m’habite ici.

Désormais accompagnée de Gabriel, je parviens à faire un peu plus abstraction de tout ça. La rencontre de Johan aussi m’a aidée. Il loge dans mon hôtel. Johan Reinhard, avec toute une équipe, a découvert la fameuse « Juanita » au sommet du volcan endormi Ampato. Il part bientôt à Salta (Argentine) où il enseigne au Mountain Institute. Je lis aussi qu’il a quatre-vingt-un ans. Je lui en donnais soixante-cinq à tout casser. Cet homme a une énergie folle.
Je l’ai vu plus jeune dans une vidéo du Museo Santuarios Antinos lors de la découverte de Juanita en 1995.

Des offrandes aux Apus (montagnes en Quechua) étaient réalisées pour contrer les catastrophes naturelles. Des enfants de l’élite étaient choisis, souvent des filles, pour leur beauté entre autres. Elles étaient accueillies dans l’école des élu.e.s à Cusco, ville depuis laquelle avec les prêtres etc. elles entamaient une traversée jusqu’à la montagne.
Dans le cas de Juanita, elle a été droguée puis a reçu un coup au crâne qui l’a tuée. Elle a ensuite été enterrée en position fœtale. Grâce au froid extrême elle a été préservée.

À Arequipa, je découvre également l’œuvre d’un photographe du 20è siècle, Martín Chambi, dont j’aime la valeur documentaire. Une photographie des paysans indigènes devant le tribunal me marque encore. Les paysans sont pieds nus, tous regroupés sur un banc au milieu de la salle tandis que les membres du tribunal portent un costume trois pièces.
Puisque j’y reste assez longtemps, je me rends au cinéma voir le film Kinra. Il me touche puisqu’il parle, à mon sens, de déterminisme social, d’appartenances, de discriminations et me donne à voir ce que j’ai perçu lors de mes randonnées et de mes déambulations dans la région de Cusco.

 

CUSCO

 

Apu Ausangate est assez majestueux et surtout il est haut, à plus de 6 000 mètres d’altitude. Je n’ai presque pas de souffle mais j’essaie de garder la cadence. Il grêle. Le gouvernement nous a envoyé un sms pour nous dire qu’il y a des risques d’orages. La semaine dernière une Argentine est morte foudroyée sur la montagne des sept couleurs.
Puisque le guide a été contraint de remonter sur l’Ausangate pour que deux Flamandes fassent des photographies des lacs pour leurs instagrams, je redescends seule jusqu’aux thermes en plein-air où je retrouve le chauffeur.
C’est la dernière fois que je m’inscris à un tour organisé.

Le chauffeur et moi sympathisons. Il me raconte les anecdotes les plus marquantes qu’il a eues avec des touristes. Notamment un hollandais qui avait couru pour arriver au sommet de la montagne des sept couleurs (5 000 mètres d’altitude), puis était redescendu en courant. Au pied de la montagne, il avait eu un malaise, des convulsions. Quand le chauffeur l’a touché, il était froid. Personne ne voulait être responsable de son probable décès. Il a finalement été hospitalisé de suite grâce aux talents du chauffeur qui avait roulé comme un bolide jusqu’à Cusco, et sauvé.
« Mais pourquoi s’être mis en danger comme ça ? » se demande le chauffeur.

C’est exactement ce que je pense maintenant que je suis redescendue de la montagne. Et surtout je suis très exaspérée du peu de connaissances (et je n’en ai pas beaucoup moi-même) que ces touristes ont de la montagne, aucune notion du danger qu’elle représente et surtout aucune considération pour le guide et le chauffeur qui vont rentrer chez eux cinq heures plus tard que prévu.

Dans les thermes, il y a un groupe de français. Ils portent tous un tatouage d’un serpent dans le dos. Tout me fait penser qu’ils sont là pour un séjour mystique.
Est-ce que cela fait référence à l’idée d’un renouveau ?
Est-ce une référence aux hallucinations pendant les chants chamaniques durant la cérémonie de l’ayahuasca ?

La plupart des péruvien.nes que je rencontre dans ce voyage, même celles et ceux qui ont pris de l’ayahuasca, me le déconseille. Et la ville de Písac leur semble la caricature d’une ville hippie. Je dois admettre qu’en photographiant les murs de la ville, je ne tombe que sur des annonces avec des femmes en position suggestive proposer des coachings pour se reconnecter avec soi, avec la Pachamama, avec leur enfant qui va naître etc. Et toutes les annonces se ressemblent.

Le chauffeur a mis de la cumbia a plein volume. Les chanteurs se tuent à dire que l’amour de leur vie leur a menti, qu’elle est trop jolie, qu’elle les rend fou, qu’elle ment etc. Je demande au chauffeur si je peux me connecter à son bluetooth parce que je commence à avoir une overdose. Je commence avec « Pookie » d’Aya Nakamura. Le chauffeur aime et me demande de continuer à constituer ma playlist. Je mets « Beat it » de Michael Jackson et je me dirige doucement vers une playlist jazz en passant par le tube « People everywhere (Still alive) » de Khruang Bing . Il nous reste trois heures de route.

Ce sont mes derniers jours à Cusco.
C’est ici que j’ai appris qu’il y a eu un conflit armé interne, des actes de terrorisme du Sentier Lumineux. Un livre qui s’intitule « Perros » et que j’ai pris pour un livre qui dresserait le portrait tendre de chiens est en réalité un récit documentaire des intimidations du Sentier Lumineux. Ils tuaient des chiens errants et les pendaient à des feux de signalisation à Lima.
Sur l’un des chiens il est écrit par exemple : Teng-Siao-Ping (Deng Xiaoping)
Pour le Sentier Lumineux, Deng Xiaoping était le chien qui avait « mordu la main qui nourrit », le traître suprême de l’orthodoxie maoïste puisqu’il ouvrait la Chine aux investisseurs étrangers et au capitalisme.

Quelle coïncidence.
Ma dernière résidence s’est déroulée au Cambodge. Évidemment, j’avais visité Tuol Sleng ou S-21 et j’avais brièvement écrit sur ça, l’article s’appelle « Deuxième jour à Phnom Penh ».
Ces maoïstes me désespèrent.
Mais ici ce n’est pas exactement comme au Cambodge. C’est un conflit interne, avec une riposte de l’État, surtout sous Fujimori avec la création d’un commando de l’armée surnommé « La Colina » responsable de crimes dont ceux de neuf étudiants et un professeur de la Cantuta, l’Université Nationale d’Éducation. Ils n’avaient aucun lien avec le Sentier Lumineux.
Et preuve que ce n’est pas comme au Cambodge, le premier livre que j’ai vu dans une librairie liménienne c’est El último dictador, vida y gobierno de Alberto Fujimori de José Alejandro Godoy, auteur que je n’ai pas manqué de rencontrer à Lima.
Une femme ressort dans cette histoire : María Elena Moyano Delgado, militante politique de gauche et féministe que je mets dans le panthéon de mes héroïnes. Elle a été assassinée par le Sentier Lumineux en 1992, le lendemain d’une manifestation pour la paix. Elle avait trente-trois ans.
Certain.e.s racontent qu’Alberto Fujimori a permis la paix avec l’Équateur, qu’il a redressé l’économie du pays et qu’il a su en finir avec le terrorisme du Sentier Lumineux, le livre que j’ai cité nuance grandement tout cela.

Toujours est-il que cette terrible violence qui fut symbolisée par des chiens battus, tués et pendus aux feux de signalisation, ramène, comme l’explique le livre Perros de Santiago Quintanilla, à toute la sémantique péjorative du terme chien qui permet de déshumaniser. Je pense à cette femme dans le métro parisien qui crie à celle qui l’a bousculée : « Pardon quand même, non ? On n’est pas des chiens, si ? »

Deux chiens sont endormis dans la rue qui descend à la Gare San Pedro. Je ne peux m’empêcher de rentrer dans un magasin de vêtements car toute la décoration ressemble aux boutiques de mon enfance quand j’habitais en Espagne.
À l’intérieur le propriétaire me reçoit, très au fait de ses collections. Je lui parle de plusieurs fils de laine d’alpaga qui sont sortis de mon pull et il demande à l’une de ses employées de sortir un crochet pour me remettre les fils en place.
Les cabines d’essayage sont spacieuses, le miroir est grand, les murs sont en bois.
Un siège en velours est disposé en face ainsi qu’un porte-manteau pour que je puisse y poser mes vêtements. Les couturières sont là pour ajuster si nécessaire les pièces.
Si la coupe des vêtements avaient été moins classique, j’aurais acheté quelque chose. Le propriétaire me dit que son frère a la même boutique à Arequipa.

Je suis obligée de rentrer vite à l’hôtel, je ne peux pas continuer notre conversation.
Je ne me fais pas à l’altitude ni à la nourriture.
Le mal de ventre arrive. Je vais devoir m’allonger.
En plus des maux de ventre, j’ai souvent des diarrhées.
Je ne parviens pas à digérer.
Cusco est à 3 700 mètres d’altitude, c’est peut-être pour ça.
Pour garder le rythme, je ne mange que deux fois par jour.
Toutefois, je dors merveilleusement bien. Ma chambre donne sur un balcon qui surplombe la ville. Je peux observer toutes les montagnes environnantes.
Je ne me lasse pas de cette vue. Je sais qu’elle est éphémère, que je vais vite retrouver la vue d’un quotidien de banlieue. Même quand il fait froid, je m’assois sur un siège en osier avec ma couverture et je regarde les lumières s’allumer dans la ville puisqu’il fait nuit dès 17H30.

Ce n’est pas l’été que je retrouve dans cette partie du monde mais la saison des pluies.
Les orages cette semaine à Cusco ne sont pas fréquents mais il pleut assez souvent.
J’ai rarement vu une ville si belle. Les rues par lesquelles je descends jusqu’à la Plaza de Armas, me donnent envie de m’émerveiller. Tout y est, le balcon d’art mudéjar, les galeries en arcade, les murs incas.
Par terre, on voit parfois dans Cusco une dalle avec la représentation d’un puma sur des flèches qui pourraient nous faire penser qu’il s’agit des quatre points cardinaux. En réalité, il s’agit d’une division en fonction des régions historiques et ethniques de « Tawantinsuyu », l’Empire Inca. Cette organisation était basée sur les quatre « Suyus » (provinces) qui formaient l’ensemble de l’Empire. On voit donc « Antisuyu » (Nord-Est) qui pointe vers la forêt amazonienne, « Collasuyu » (Sud-Est) qui indique le lac Titicaca et la Bolivie, « Cuntisuyu » (Sud-Ouest) et « Chinchaysuyu » (Nord-Ouest) qui nous amène vers la côte. Quand on creuse, on comprend que ces repères reflètent la manière dont les Incas comprenaient et structuraient leur monde, en combinant géographie, politique, ethnie, et spiritualité.

Le Valle Sur est immanquable pour moi. Les fresques de l’église San Juan Bautista à Huaro sont une merveille. Je suis arrivée devant l’église après avoir vomi toute la nuit à Lima et en ayant atterri deux heures auparavant. Je n’imaginais pas que cette petite église au milieu de nulle part pouvait m’amener si loin, jusque dans les profondeurs de l’enfer puisque la fresque du peintre Tadeo Escalante du 19ème qui frappe le plus, à droite de la porte d’entrée, s’intitule « la mort dans la maison du riche et du pauvre ».

Lima est bien évidemment, comme toute capitale, la ville des contrastes. Je la quitte avec le mauvais souvenir de mes interventions au Lycée Français. Je ne comprends pas ce que je fais là. La première classe que j’ai devant moi semble si blasée qu’au bout de trente minutes, j’ai envie de tourner les talons. Je tiens bon puis à la fin de l’atelier je m’effondre en sanglots. Qu’est-ce que je fais ici avec les enfants de l’oligarchie ? Quelle est cette attitude ? Cette arrogance ? Cette violence ? Toutes les classes heureusement n’ont pas été comme cette première classe mais j’en sors écœurée.

A l’inverse, et c’est bien le cas de le dire, mon intervention avec les femmes du dispositif Olla común dans le bidonville de Pamplona Alta me fait un bien fou. Le fait qu’elle aient eu besoin de me lire (devant moi) avant de me dire que oui, elles aiment mes poèmes, et ça vaut le coup en fait, qu’elles sont étonnées que je parle de la faim, de la lutte des classes, qu’elles veulent les coller immédiatement dans leur quartier.
Quand on se balade dans ce quartier, la majorité des toits sont des tôles ondulées. On sait très bien qu’à la première tempête violente, tout sera détruit et que plusieurs personnes mourront soit décapitées par ces tôles soit grièvement blessées. C’est difficile de contenir la colère. On se dit, qui est le maire ? Qui est responsable ? Pourquoi il n’y a rien ici, ni égouts, ni eau courante ? Je ne parle même pas d’un habitat décent. Mais j’apprends très vite que la mafia les taxe et que les mafieux n’habitent même pas le quartier.

Dans ce quartier, les femmes de Olla común, me préparent le meilleur repas de mon séjour puisque c’est le seul repas fait maison que je mange et qu’on m’offre. C’est un « seco de pollo » (ragoût de poulet) que je déguste avec la fameuse inca kola que j’ai détestée il y a quelques jours et qui maintenant que je suis attablée dans leur cuisine gardera à jamais le souvenir de notre rencontre.

Pour la semaine à partir d’ici jusqu’à mes derniers jours à Lima, lire l’article Billet 1 – Pérou.

 

Derniers jours à Lima avant de rentrer en France

 

Je visite enfin Barranco de jour, en passant par les différents « malecones » (fronts de mer, mais en hauteur). Des femmes de ménage lavent des appartements. Certaines sont « cama afuera » (elles rentrent chez elles après le ménage), certaines sont « cama adentro » (elles restent dormir chez les employeurs).
La femme avec qui je me balade me raconte que sa mère a été « cama adentro ». Elle a aujourd’hui perdue ses deux parents. Elle est plus jeune que moi.
« C’est con la vie » est la première phrase qui me vient à l’esprit.
L’amitié, dit-elle, est ce qui me sauve.
Je ne pourrais répondre mieux.

Dans le taxi qui me conduit à l’aéroport, je parle avec le chauffeur que j’avais eu au début de mon séjour. C’est un joli départ. Je revois la ville une dernière fois, je lui raconte tout ce que j’ai fait depuis mon arrivée. On parle de politique, de corruption, de spiritualité diverses et variées qui nous laissent souvent sceptiques. Il oublie de me faire payer mais je lui tends le billet. C’est la première fois que ça lui arrive. J’ai l’impression que j’aurai pu rester plus, mais je n’ai plus un rond, il faut donc que je rentre au plus vite.

Dans l’avion qui me ramène en Europe, ma voisine de vol me dit tout de suite : « Gracias por visitar mi país » (Merci de visiter mon pays).
Elle me donne envie de lui parler.
Très vite, hélas, elle me dit que le Pérou n’est pas machiste, que maintenant toutes les lois favorisent les femmes, que les péruviennes sont des manipulatrices, elle me parle de la « race cuzquénienne », des prouesses d’Alberto Fujimori…Que faire ? Nous serons côte à côte pendant plus de huit heures.
Elle m’offre un bracelet rouge comme les bracelets de la nouvelle année chinoise pour me souhaiter bonne chance. Elle me dit : « mes affaires vont bon train, ça peut marcher pour toi aussi ».
Elle est, pendant notre vol, une équipière loyale. Je ne peux m’en plaindre.

À l’arrivée à Amsterdam, je range mon alliance dans mon porte-monnaie. Cette alliance m’a permis qu’on me laisse tranquille durant tout mon séjour. Je ne suis pas mariée, mais un ami me l’avait donnée.
Le douanier me sourit quand il reçoit mon passeport : « Ah ! Une Française ! » s’écrie-t-il.
J’éprouve une certaine joie de rentrer en Europe.

Je suis rentrée il y a un mois. J’ai l’impression que tous les souvenirs s’estompent. Il fallait bien en retranscrire quelques-uns, ne serait-ce que pour partager ce voyage surtout à l’attention de celles et ceux qui ne voyagent pas.
Ce n’est pas mon quotidien de voyager, la dernière fois que j’ai pris l’avion c’était pour aller à Phnom Penh il y a un an et demi. C’était aussi une résidence.
Pourtant, qu’est-ce que j’aime ça. Mon dieu, qu’est-ce que j’aime ça !

Mais la meilleure manière de voyager reste, selon moi, celle de travailler sur place, d’avoir une routine, d’épouser, ne serait-ce que quelques semaines, le rythme des habitant.e.s, d’écouter leurs conversations, se faire des amitiés, des connaissances, manger, tomber malade, sortir, visiter et lire.
Si je n’avais pas étudié, travaillé et aimé à Pékin, je n’aurai jamais pu éprouver la Chine comme je l’ai fait, un pays qui m’a d’ailleurs tant appris.

Dans une encyclopédie lambda, sur l’étagère d’un fast-food sri-lankais en banlieue bordelaise, j’ouvre à « P » comme Pérou. Je lis la définition suivante : « Le Pérou fut le centre de l’Empire Inca dont la capitale était Cusco (15, 16e siècle). Après la destruction de cet empire par Pizarro (il tue le dernier empereur Atahualpa), la vice-royauté de Lima devient la base de départ des conquêtes espagnoles. Indépendant en 1821, dominé par l’oligarchie, le Pérou reste secoué par des crises politiques où s’affrontent depuis 50 ans oligarques, réformistes et révolutionnaires. »

Peut-être que tout cet article n’était pas nécessaire, peut-être que cette description suffit. Ou peut-être pas.

« De même que les Sinchis tuaient leurs chiens et se marquaient le visage avec leur sang, de même les partisans du Sentier Lumineux utilisaient les animaux pour préparer leurs combattants, pour les rendre plus froids. »[1]

L’ouverture à d’autres cultures me permettra, je l’espère, de ne jamais être « froide » car l’indifférence, le manque d’empathie sont, par les temps qui courent, cruelles. Elles tuent.

Le pire serait

Le pire serait d’avoir honte
Commettre les mêmes erreurs
La laisser seule
Trois, cinq, quinze, trente-cinq ans
On s’amuse loin d’elle
Une fois près d’elle
On ne partage que le silence
Et l’ennui
De ne pas être ailleurs déjà
Ce qu’on aurait pu montrer à la terre entière
Toute cette lumière qui nous est passée derrière
La nuque
Et qui n’a pas éclairé nos sourires
A moitié vrais à moitié noyés dans le papier peint
Avec des pochettes vinyles qui ne rentrent même pas dans les meubles
Le pire serait d’avoir honte.

NATHALIE MAN

NB: N’oubliez pas que mon livre Signés NM. avec tous mes collages, poèmes de rue, notamment ceux du Pérou est en prévente ici et a besoin de vous pour exister !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Dans le livre « Perros »

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